Page:Torcy (Blieck) - L'exode, 1919.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
199
TROISIÈME PARTIE

sière flottait jusqu’à l’horizon, comme une vapeur sur le lit d’un torrent.

Cette misère se rua dans la ville, où des affamés pillèrent les magasins ; chez les boulangers, on vola le pain brûlant, dans les fours ; on enfonça les portes des villas pour y prendre le vin, les draps, les couvertures de laine ; on arracha des rideaux pour envelopper des pieds saignants ; on se jeta sur tout ce qui peut servir à lutter contre le froid, la faim, sur tout ce qui peut servir à prolonger la vie.

Le soir, des feux s’allumèrent dans les dunes et sur la plage, entre les cabines. On campait, on cuisinait les pommes de terre arrachées dans les champs. Parfois, un long souffle de la mer avivait les flammes : un visage s’éclairait, on voyait des ombres accroupies, des femmes couchées, une écharpe qui flottait… On dormit sur les pierres de la digue, sur les trottoirs des rues, au tâtonnement continu de la foule, au sabotement des chevaux, au roulement des chariots.

Quand la nourriture vint à manquer, les traînards se levèrent, poussés par la faim, et les mendiants partirent pour la France, parce qu’il ne restait rien à leur donner.

Jour et nuit, M. Forestier avait ouvert sa porte aux malheureux. Sa maison en fut pleine ; des inconnus se couchèrent sur les tapis, sur les marches de l’escalier, jusque sur les tables de la cuisine. De toutes les histoires épouvantées qu’il entendit, M. Forestier jugea qu’il était temps de déguerpir.