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L’EXODE

Et la gouvernante arrivait, le poing sur la hanche :

— Votre chapeau ?… Mais vous l’avez porté vous-même dans votre chambre. Et votre canne, la voilà, elle vous crève les yeux.

— Parfait ! parfait ! disait-il, soudainement adouci.

Après quoi, il s’en allait « faire un tour en ville », dans sa chère ville, dont il connaissait toutes les rues, toutes les maisons, toutes les pierres, et les gens, avec l’histoire de leur famille, qu’il étendait de souvenir à trois ou quatre générations.

À quatre-vingt quatre ans, ses yeux d’un bleu naïf gardaient l’ingénuité de l’enfance, et de longs cheveux se gonflaient à ses joues rasées, « comme les rideaux blancs d’un berceau ».

Cette image d’auteur, que Philippe avait retenue, lui semblait convenir au vieux Barnabé, si jeune encore et si candide. L’écrivain, qui avait vu les surhommes de sa génération marcher dans la vie, « les poings serrés, la gueule en avant », retrouvait en Barnabé le charme délicieux des choses anciennes, la profonde et naturelle philosophie des enfants que n’a point contaminés le virus moderne de la « volonté de puissance », ni l’imbécile obsession de « parvenir » et de « gagner beaucoup d’argent ».

Chaque soir, à huit heures, Barnabé se rendait au Cercle de la Concorde, dont la salle de lecture et la salle de billard se trouvaient à l’étage de la Châtelainie.

Assis dans un fauteuil, près du tapis vert de la table ronde, il y parcourait le journal, puis, allumant un