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TROISIÈME PARTIE

sent qu’il vaut mieux vivre ici que dans ces grandes villes modernes où le vice, la misère, la bestialité des visages vous apparaissent au tournant de chaque rue… J’ai fini par détester les grandes villes, parce que la civilisation vous y écrase. L’existence y devient trop brutale, elle n’y a plus d’âme. Ici, elle garde encore une lueur de poésie… Je prends plaisir à voir un paysan déterrer ses pommes de terre, un laboureur qui ramène ses chevaux, après une journée de travail, une bonne femme à l’ouvrage dans sa ferme, la lampe qui s’allume à la fenêtre de l’auberge, un pauvre curé de village arrosant les fleurs de son jardin… et je rentre, apaisé. Je sens alors toute la douceur de mon existence obscure, et je me dis qu’après tout je n’ai pas tant gâché ma vie.

— Oui sait ? Sylvain, c’est peut-être moi qui ai gâché la mienne ?

— Pourquoi ?

— Mon Dieu !… j’ai écrit deux ou trois romans passables, je me suis donné beaucoup de mal pour atteindre à je ne sais quel rayon de lune… un peu de lumière, de beauté… Vous trempez tous les jours vos mains dans la souffrance humaine, moi j’en suis encore à ciseler des utopies fraternitaires…

— Vous en reviendrez ! Pour ma part, je ne crois pas à l’influence des livres… Voyez les Allemands, après vingt siècles de science et de christianisme ! Et cette guerre ! Elle les secoue par la peau du dos, vos illusions de fraternité.

— Tant pis ! s’obstina Philippe, dont les sourcils se