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Je n’étais plus l’homme blasé, ennuyé, que vous connaissez ; je n’étais plus le monsieur venant assister à l’incendie comme à un curieux spectacle ; je n’étais plus l’oisif insulté par les travailleurs ; mais, bien au contraire, par une transformation assez plaisante pour vous qui venez de lire mon histoire, j’étais devenu le plus acharné contre les passants que je voyais de ma place errer sans se mettre à l’œuvre. — Hé ! l’amateur ! leur criais-je, ici ! il y a place, entrez en ligne, messieurs. Indignes gens ! Voyez donc ces hommes dans l’eau depuis six heures de temps, et puis restez là les bras croisés ! Allons, factionnaire ! de la crosse contre ces fainéants ! Bonne dame, n’est-ce pas une honte ? Et vous, mademoiselle, je vous en conjure, retirez-vous : le froid vous saisit, vous êtes trop jeune pour cette besogne.

La jeune enfant à qui je m’adressais ainsi se trouvait placée en face de moi. Je ne l’avais pas d’abord remarquée au milieu du désordre et de l’obscurité ; mais, depuis que la lueur croissante de l’incendie avait permis de distinguer les visages, ses traits, sa jeunesse et la blancheur délicate de ses mains avaient peu à peu attiré mon attention, aussi bien que la douce commisération que je voyais briller dans son regard, toutes les fois qu’elle le tournait du côté des flammes. Insensiblement toutes les impressions que je viens de décrire s’étaient confondues avec le sentiment que j’éprouvais à voir cette fille belle et d’un si jeune âge, venant ajouter à l’œuvre robuste de la foule l’effort de ses débiles bras. Une tendre pitié m’émouvait pour elle ; et, bien que ce fût ce sentiment qui me portait à lui conseiller de se retirer, je sentais déjà que son absence m’aurait enlevé à une douce ivresse, et qu’elle eût désenchanté pour moi toute cette scène ;