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les deux alguazils. Simond Michel l’a extrait de dessous son grenier ; Gustave l’a ensuite contraint à endosser son propre habit ; puis, chacun le tirant par un bras, ils l’amènent lentement, gravement, solennellement. À la vue de ce cortège funéraire, M. Töpffer éclate de rire ; autant en font les deux alguazils, et le pauvre Shall, qui s’attendait à plus d’égards, ravale d’un air choqué des mécomptes bien amers. Comme c’est le souffle qui lui manque, on l’assied sous le péristyle, et là, vraie madone en frac, il attend immobile le mulet que nous ne manquerons pas de lui envoyer tôt ou tard.

Après cette petite chapelle, la vallée s’ouvre, les bois s’écartent, et l’on entre dans le pâturage d’Evolena, qui n’est plus qu’à une demi-heure de distance. Mais les nuages voilent les hauteurs, et au lieu que par un temps clair nous verrions dès ici les cimes de la grande chaîne, il faut nous contenter d’apercevoir dans le fond d’une gorge obscure les derniers prolongements du glacier qui lance un bleuâtre promontoire jusque sur les prairies d’Andère. Andère, c’est le dernier vallon, le dernier hameau, le dernier clocher de la vallée d’Hérens. Pendant des siècles cette paroisse fit partie de la commune d’Evolena, mais il y avait division entre les hommes du pâturage et les hommes du glacier, et d’anciens différends au sujet d’une limite, à propos d’un pacage, y étaient à la fois un aliment traditionnel de discorde et un texte préféré d’entretien, l’hiver au coin du foyer, l’été durant les loisirs du dimanche. Tel était l’état des choses quand la révolution du Valais étant venue à éclater, les deux paroisses ne manquèrent pas de prendre parti l’une pour, l’autre contre. « Dans ce temps-là, nous disait le président Favre, fût-ce pour aller à la forêt, fallait s’armer, crainte des rencontres. Mais, ajoute-t-il, le nouveau gouvernement, en faisant des deux paroisses deux communes, nous a affranchis les uns des autres, et aujourd’hui que nous voici déliés, on s’aime des mieux, et plus rien ne nous brouille, eux faisant comme ils l’entendent, et nous à notre idée. »

À la nuit tombante, nous atteignons aux cabanes d’Evolena. Femmes, vieillards, enfants, jeunes hommes groupés des deux côtés de la ruelle bourbeuse nous accueillent comme des sortes de Castillans venus d’au delà de la grande eau tout exprès pour honorer la contrée de leur présence ; puis s’apercevant que parmi ces huttes embraminées également nous ne savons pas laquelle s’est ornée de fourchettes pour nous recevoir et d’assiettes pour nous nourrir, ils nous désignent à l’envi la demeure du cacique Favre. Nous y entrons. À demi séchés déjà, nos camarades de l’avant-