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neige toute voisine de nous. Adieu alors les torpeurs ; on accourt, on s’arrête, et voici tous les yeux braqués sur l’agile animal, qui, la tête haute, le poitrail en avant, les jambes reployées, fuit par bonds précipités et disparaît tout à l’heure derrière une roche avancée.

Ce spectacle est fort rare, et c’est sans doute ce qui en fait le merveilleux. Depuis que nous voyageons dans les Alpes, c’est la seule fois qu’il nous soit arrivé, sinon de rencontrer, du moins de discerner nettement un chamois libre. À la vérité, les guides, qui, par la connaissance qu’ils ont des mœurs et des habitudes de ces animaux, savent d’avance sur quelle place il faut diriger son regard pour être presque sûr d’en voir, signalent assez souvent ou bien un chamois isolé qui regagne les hauteurs, ou bien, le matin surtout, des chamois en troupe qui, couchés à l’ombre des premiers escarpements de glaces, demeurent là jusqu’à ce que le soleil, en les y atteignant, les ait contraints de déloger ; mais il faut, pour voir ces choses-là, des yeux de guide, quand déjà, pour le guide lui-même, ce sont moins encore les individus qu’il discerne, qu’une rangée de points noirs qui lui paraissent à certains signes devoir être des chamois plutôt que des débris de rochers. Du reste, ils ne s’y trompent guère, et si, comme nous le fîmes une fois en montant du côté de Grindelwald, la petite Scheidegg, l’on veut bien attendre jusqu’à ce que le soleil soit venu frapper la place où sont les points noirs, en les voyant disparaître tout à l’heure, et cette place se nettoyer entièrement, l’on a la preuve que chaque point était bien un chamois se dorlotant sur la glace nue.

Voici encore une histoire de chamois. Dans cette expédition du col d’Anterne dont nous avons parlé plus haut, et au plus fort de notre alarme, deux chamois qui ne s’attendaient pas sans doute à être inquiétés ce jour-là par des survenants prirent la fuite à notre apparition. Préoccupés que nous étions du soin d’échapper à la tourmente, nous ne les vîmes pas même, mais Felisaz, notre guide, les vit parfaitement, et, armé qu’il était de sa carabine, il jeta sur la neige le petit touriste qu’il portait sur son épaule pour se lancer à leur poursuite, lorsque, presque aussitôt, l’idée du danger que nous allions courir s’il nous quittait un seul instant se présentant à son esprit, il remit le touriste sur son épaule et continua de nous guider. Ceci est un beau trait dans la vie de Felisaz, car il était chasseur de profession, et, pour cette sorte d’hommes, le comble de l’héroïsme, le sublime du sacrifice, c’est de s’être laissé ainsi braver par deux étourdis de chamois, sans les avoir poursuivis jusqu’au plus haut des hauteurs, guettés trois jours et abattus l’un ou l’autre.