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XIII.

« Mais si les gens ordinaires n’ont pas de sentiment de patriotisme, c’est parce qu’ils n’ont pas encore développé ce sentiment élevé, naturel à tous les hommes instruits. S’ils ne possèdent pas cette noblesse de sentiment, on doit la cultiver en eux. Et c’est ce que fait le gouvernement. »

C’est ainsi que parlent généralement les classes dirigeantes, avec une telle assurance que le patriotisme est un sentiment noble, que le simple peuple, qui en est ignorant, se pense en conséquence coupable, et essaie de se convaincre qu’il l’a vraiment, ou prétend au moins de l’avoir. Mais quel est ce sentiment élevé qui, selon l’opinion de la classe dirigeante, doit être inculqué aux gens ?

Dans sa définition la plus simple, le sentiment [patriotique] n’est rien que la préférence de son propre pays ou de sa nation sur le pays ou la nation de n’importe qui d’autre ; un sentiment exprimé complètement dans la chanson patriotique allemande, « Deutschland, Deutschland über Alles, » dans laquelle il suffit de remplacer les deux premiers mots par « Russland », « Frankreich, » « Italien, » ou le nom de n’importe quel autre pays, pour obtenir une formule du sentiment élevé de patriotisme pour ce pays.

Il est tout à fait possible que les gouvernements tiennent ce sentiment pour utile et désirable, et au service de l’unité de l’État ; mais on doit reconnaître que ce sentiment n’est en rien élevé, et qu’il est au contraire très stupide et immoral. Stupide, parce que si chaque pays devait se considérer supérieur aux autres, il est évident qu’un seul ne serait pas dans l’erreur ; et immoral parce qu’il mène tous ceux qui l’ont à chercher l’avantage de leur propre pays ou nation au dépend de celui ou celle de tous les autres – une tendance qui est tout à fait en contradiction avec la loi morale fondamentale que tous reconnaissent, « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent. »

La patriotisme a pu avoir été une vertu dans le monde antique lorsqu’il obligeait les hommes à servir l’idée la plus élevée de ces temps-là, — la patrie. Mais comment le patriotisme peut-il être une vertu de nos jours alors qu’il demande des hommes un idéal exactement contraire à celui de notre religion et moralité, — une admission, non de l’égalité et de la fraternité de tous les hommes, mais de la prédominance d’un pays ou d’une nation sur les autres ? De nos jours, non seulement ce sentiment n’est pas une vertu, mais il est indubitablement un vice ; ce sentiment de patriotisme ne peut subsister maintenant parce qu’il n’a aucune base matérielle ou morale pour fondement.

Le patriotisme a peut-être eu une signification dans le monde antique lorsque chaque nation était de composition plus ou moins uniforme, professait une seule foi nationale, et était soumise à l’autorité effrénée de son grand souverain adoré, représentant, pour ainsi dire, une île dans un océan de barbares qui cherchaient à s’y répandre.

Dans de telles circonstances, il est possible que le patriotisme – le désir de protection contre les assauts des barbares, non seulement prêts à détruire l’ordre social mais le menaçant de pillage, massacre, captivité, esclavage et viol de ses femmes – était un sentiment naturel ; et il est concevable que les hommes, afin de se défendre ainsi que leurs compatriotes, préféraient leur propre nation à n’importe quel autre, entretenaient un sentiment de haine pour les barbares environnant et les détruisaient par protection de soi.

Mais quelle signification ce sentiment peut-il avoir au temps des chrétiens ?

Sur quelles bases et pour quelles raison un homme d’aujourd’hui pourrait-il suivre cet exemple – un russe, par exemple, tuer des français ; ou un français des allemands ? – alors qu’il est parfaitement conscient, aussi peu éduqué qu’il soit, que les hommes du pays ou de la nation contre lequel son animosité patriotique est excité ne sont pas des barbares, mais des hommes, des chrétiens comme lui, souvent de la même croyance que lui, et désireux comme lui de paix et d’échange paisible du travail ; et en plus, pour la plupart liés à lui, soit par l’intérêt ou un effort commun, soit par des entreprises mercantiles ou spirituelles, ou même les deux ? Si bien que les gens d’un pays sont très souvent plus près et ont un plus grand besoin de leurs voisins que ces derniers les uns des autres, comme dans le cas des travailleurs au service d’employeurs étrangers de main-d’œuvre, de maisons commerciales, des scientifiques et des disciples de l’art.

De plus, les conditions mêmes de vie sont tellement différentes à présent, que ce que nous appelons patrie, ce qu’on nous demande de distinguer de tout le reste, a cessé d’être aussi clairement défini que c’était le cas avec les anciens, lorsque les hommes du même pays était d’une seule nationalité, d’un seul état et d’une seule religion.

Le patriotisme d’un égyptien, d’un juif ou d’un grec était compréhensible parce qu’en défendant son pays il défendait sa religion, sa nationalité, sa patrie et son état. Mais en quels termes peut-on exprimer aujourd’hui le patriotisme d’un irlandais des États-Unis, qui par religion appartient à Rome, par sa nationalité à l’Irlande, et par sa citoyenneté aux États-Unis ? Un bohémien en Autriche, un polonais en Russie, en Prusse ou en Autriche ; un Hindou en Angleterre ; un tatar ou un arménien en Russie ou en Turquie se trouvent dans la même situation. Sans parler des gens de ces nations conquises particulières, les gens des pays les plus homogènes, la Russie, la France, la Prusse, qui ne peuvent plus avoir le sentiment de patriotisme qui était naturel aux anciens parce que très souvent, le principal intérêt de leurs vies – par exemple celui de la famille quand un homme est marié à une femme d’une autre nationalité ; commercial quand son capital est investit à l’étranger ; spirituel, scientifique ou artistique – n’est plus borné aux limites de son pays, mais à l’extérieur de celui-ci, dans l’état même contre lequel son animosité patriotique se fait provoqué.

Mais le patriotisme est surtout impossible aujourd’hui parce qu’autant qu’on puisse avoir tenté de cacher la signification du christianisme pendant dix-huit cents ans, il a néanmoins transpiré dans nos vies à un tel point que l’homme le plus ordinaire et le moins raffiné doit comprendre l’incompatibilité totale entre le patriotisme et la loi morale par laquelle nous vivons.