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X.

« Mais la France a perdu deux provinces – des enfants arrachés à leur mère bien-aimée. Et la Russie ne peut pas permettre que l’Allemagne fasse des lois pour elles et la prive de sa mission historique en Orient, et ne peut pas non plus courir le risque de perdre, comme la France, ses provinces Baltes, la Pologne ou le Caucase.

« Et l’Allemagne ne peut pas entendre parler de la perte des avantages qu’elle a gagnés à un tel sacrifice. Et l’Angleterre ne cédera pas sa suprématie navale à personne. »

Après de telles paroles, il est généralement supposé qu’un français, un russe, un allemand ou un anglais serait prêt à sacrifier n’importe quoi pour reprendre possession de ses provinces perdues, pour établir son influence en Orient, ou pour garder son contrôle des mers.

Il est présumé, premièrement que le patriotisme est un sentiment naturel à tous les hommes et, deuxièmement, qu’il est si éminemment moral qu’il devrait être provoqué chez tous ceux qui ne l’ont pas.

Mais ni l’un ni l’autre n’est vrai. J’ai vécu un demi-siècle au milieu du peuple russe, et dans la grande masse de travailleurs, pendant cette période, je n’ai jamais vu ou entendu une seule fois quelque manifestation ou expression que ce soit de ce sentiment de patriotisme, à moins qu’on compterait ces phrases patriotiques qui sont apprises par cœur dans l’armée, et répétées de livres par la populace la plus superficielle et avilie. Je n’ai jamais entendu quelque expression de patriotisme que ce soit de la part des gens, mais au contraire, j’ai souvent entendu des expressions d’indifférence, et même de mépris, pour toute espèce de patriotisme, par les travailleurs les plus sérieux et vénérables. J’ai observé la même chose parmi les classes ouvrières d’autres nations, et j’en ai reçu la confirmation de français, allemands et anglais instruits, de l’observation de leurs classes ouvrières respectives.

Les classes ouvrières sont beaucoup trop occupées à pourvoir à leurs vies et à celles de leur famille, une tâche qui absorbe toute leur attention, pour être capable de s’intéresser à ces questions politiques qui sont les principaux mobiles du patriotisme.

Les questions quant à l’influence de la Russie en Orient, l’unité de l’Allemagne, la récupération de ses provinces perdues par la France, ou la concession de telle partie d’un état à un autre, n’intéressent pas le travailleur, non seulement parce que, pour la plupart, il ne connaît pas les circonstances qui évoquent de telles questions, mais aussi parce que les intérêts de sa vie sont entièrement indépendants de l’État et de la politique. Parce qu’un ouvrier est tout à fait indifférent à savoir où telle et telle frontière est établie, à qui appartient Constantinople, si la Saxe ou le Brunswick devrait faire partie ou non de la fédération allemande, si l’Australie ou Montebello appartiendra à l’Angleterre, ou même à quel gouvernement ils ont à payer des taxes, ou dans quelle armée ils envoient leurs fils.

Mais c’est toujours pour eux une affaire importante de savoir quelles taxes ils auront à payer, servir combien de temps dans l’armée, payer combien pour leur terre, et recevoir combien pour leur labeur – toutes des questions complètement indépendantes de l’État et des intérêts politiques. C’est la raison pourquoi, en dépit des moyens énergiques employés par les gouvernements pour inculquer le patriotisme, qui n’est pas naturel aux gens, et pour détruire le socialisme, ce dernier continue de pénétrer davantage dans les masses ouvrières ; tandis que le patriotisme, même inculqué si assidûment, non seulement n’avance pas, mais disparaît continuellement de plus en plus, et est maintenant le fait des classes supérieures seulement, à qui il est profitable. Et si, comme il arrive parfois, ce patriotisme saisit les masses, comme dernièrement à Paris, c’est seulement lorsque les masses ont été assujetties à une influence hypnotique spéciale par le gouvernement et la classe dirigeante, et un tel patriotisme ne dure qu’aussi longtemps que l’influence se poursuit.

Ainsi, par exemple en Russie, où le patriotisme sous forme d’amour et de dévotion pour la foi, le Tsar et le pays est inspiré aux gens avec une énergie extraordinaire, par tous les moyens entre les mains du gouvernement, — l’Église, écoles, littérature, et toutes sortes de cérémonies pompeuses – le travailleur russe, les centaines de millions de travailleurs, malgré leur réputation imméritée de dévouement à la foi, au Tsar et au pays ne se laissent vraiment pas duper par le patriotisme et une telle dévotion.

Pour la plupart, ils ne connaissent même pas la foi officielle orthodoxe à laquelle ils sont présumés être tellement attachés, et toutes les fois qu’ils en font vraiment la connaissance, ils l’abandonnent et deviennent rationalistes, — c’est-à-dire qu’ils adoptent un credo qui ne peut être attaqué et n’a pas besoin d’être défendu ; et en dépit de l’insistance constante et énergique de dévotion au Tsar, d’une manière générale, ils regardent toute autorité basée sur la violence avec une condamnation ou une indifférence totale ; leur pays, si par ce mot on veut dire quoi que ce soit en dehors de leur village et district, ils ne le considèrent pas du tout, et s’ils le faisait, ne feraient aucune distinction entre celui-là et d’autres pays. De sorte qu’où les russes émigraient autrefois en Autriche et en Turquie, ils vont maintenant avec une indifférence semblable en Russie ou en dehors de la Russie, en Turquie ou en Chine.