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II

À leur arrivée en France, les marins russes sont passés pendant quinze jours d’une festivité à l’autre, et pendant ou après chacune, ils ont mangé, bu, et prononcé des discours. L’information quant à où et quoi ils ont mangé et bu le mercredi, et où et quoi le vendredi, et ce qu’ils ont dit à ces occasions, était diffusée par télégraphe à toute la Russie.

Dès que l’un des commandants russes avait bu à la santé de la France, c’était connu du monde entier ; « Je bois à la belle France, » son effusion était communiquée autour du globe. Par ailleurs, la sollicitude des journaux était telle qu’elle ne commémorait pas simplement les toasts, mais aussi les plats, sans même omettre les hors-d’œuvre, ou zakouskas, qui étaient consommés.

Par exemple, le menu suivant a été publié, avec le commentaire que le dîner qu’il constituait était une œuvre d’art : —

Consommé de volailles ; petits pâtés. Mousse de homard parisienne. Noisette de bœuf à la béarnaise. Faisans à la Périgueux. Casseroles de truffes au champagne. Chaud-froid de volailles à la Toulouse. Salade russe. Croûte de fruits toulonnaise. Parfaits à l’ananas. Dessert. [Fr.]

Dans un deuxième numéro, on dit : « D’un point de vue culinaire, on n’aurait rien pu désirer de meilleur. » Le menu était comme suit : — Potage livonien et Saint-Germain. Zéphyrs Nontua. Esturgeon braisé moldave. Selle de daguet grand veneur. …etc. [Fr.]

Et un numéro subséquent a encore donné un autre menu. Avec chacun d’entre eux se trouvait une description minutieuse des boissons que les amateurs de bonnes chères ont avalées – telle vodka, tel vieux Bourgogne, Grand Moët, etc.

Un journal anglais a présenté une liste de toutes les boissons enivrantes bues pendant les festivités. La quantité mentionnée était tellement énorme qu’on pourrait à peine croire qu’il aurait été possible que tous les ivrognes de France et de Russie puissent rendre compte de tant d’alcool en un temps si bref.

Les discours prononcés ont aussi été publiés, mais le menu était plus varié que les discours. Ces derniers, sans exception, se composaient toujours des mêmes mots dans différentes combinaisons.

Le sens de ces paroles était toujours le même – On s’aime, et nous sommes émerveillé d’être si tendrement en amour. Notre but n’est pas la guerre, pas une revanche [Fr.], pas la récupération des provinces perdues : notre but n’est que la paix, l’avancement de la paix, la sécurité de la paix, la tranquillité et la paix de l’Europe.

Longue vie à l’empereur et à l’impératrice russes ! Nous les aimons et nous aimons la paix. Longue vie à la France, la Russie, leurs flottes et leurs armées ! Nous aimons l’armée, et la paix, et le commandant de la flotte russe.

Pour la plupart, les discours se concluaient comme une chanson populaire, avec un refrain, « Toulon-Kronstadt, » ou « Kronstadt-Toulon. » Et la réitération des noms de ces endroits, où tant de plats différents avaient été mangés et tant de boissons avaient été bues, était prononcée comme des paroles qui devraient stimuler les représentants de chaque nation aux actions les plus nobles – comme des mots qui ne demandent aucun commentaire, étant chargé en eux-mêmes d’une signification profonde.

« On s’aime ; nous aimons la paix. Kronstadt-Toulon ! Que peut-on dire de plus, surtout au son de la glorieuse musique, jouant à un moment deux hymnes nationaux en même temps » – l’un glorifiant le Tsar, priant pour tout son bonheur possible, l’autre maudissant tous les tsars et leur promettant la destruction ?

Ceux qui exprimaient leurs sentiments d’amour particulièrement bien lors de ces occasions ont reçus des décorations et des récompenses. D’autres, pour les mêmes raisons ou à cause des sentiments d’exubérance des donneurs, se faisaient offrir les articles les plus étranges, et du genre le plus inattendu. La flotte française a présenté une sorte de livre d’or dans lequel il n’y avait rien d’écrit, semble-t-il – ou en tout cas rien de quelque intérêt que ce soit ; et l’amiral russe a reçu une charrue en aluminium couverte de fleurs, et plusieurs autres vétilles tout aussi curieuses.

Par ailleurs, tous ces actes singuliers s’accompagnaient de cérémonies religieuses et d’offices publics encore plus bizarres, tels qu’on pourrait supposer que les français en étaient devenus inaccoutumés depuis longtemps.

Depuis l’époque du Concordat, il n’y a guère que durant cette courte période qu’autant de prières aient été présentées. Tous les français sont subitement devenus extrêmement religieux, et déposaient soigneusement dans les chambres des marins russes les images mêmes qu’ils avaient précédemment retirées de leurs écoles comme des instruments nuisibles de superstition ; et ils disaient sans cesse des prières. Les cardinaux et les évêques enjoignaient partout la dévotion, et ont présenté eux-mêmes certaines des prières les plus étranges. Ainsi, au lancement d’un certain cuirassé à Toulon, un évêque s’est adressé au Dieu de la Paix, laissant toutefois sentir en même temps qu’il pouvait communiquer tout aussi facilement, si la nécessité s’en faisait sentir, avec le Dieu de la Guerre.

« Quelle sera sa destination, » dit l’évêque en faisant allusion au vaisseau, « Dieu seul le sait. Vomira-t-il la mort de sa terrible gueule ? Nous ne savons pas. Mais ayant intercédé aujourd’hui auprès du Dieu de Paix, si nous avons dans la vie à venir à invoquer le Dieu de Guerre, nous pouvons être sûrs qu’il avancera contre l’ennemi en rang avec le puissant bâtiment de guerre dont les équipages sont entré aujourd’hui en union si fraternelle avec les nôtres. Mais que cette éventualité soit oubliée, et que le festival actuel ne laisse à personne que des souvenirs pacifiques, comme ceux du Grand Duc Constantin [Constantin Nicolaevich a visité Toulon en 1857.], qui était là au lancement du « Quirinal, » et que l’amitié de la France et de la Russie fasse de ces deux nations les gardiennes de la paix ! »

À la même heure, des dizaines de télégrammes volaient de la Russie vers la France et de la France vers la Russie.

Les femmes françaises ont exprimé des vœux obligeants et respectueux aux femmes russes, et les femmes russes ont présenté leurs remerciements aux françaises. Une troupe d’acteurs russes a salué et complimenté les acteurs français ; les acteurs français ont répondu qu’ils avaient déposé les expressions de bienveillance de leurs collègues russes au fond de leurs coeurs.

Les étudiants en droit d’une ville russe quelconque ont exprimé leur ravissement à la nation française. Le général Untel a remercié madame Unetelle ; madame Unetelle a assuré le général Untel de la ferveur de ses sentiments envers la nation russe. Les enfants russes ont écrit des lettres de salutations et de bons vœux en vers aux enfants français ; et les enfants français ont répliqué en vers et en prose. Le ministre russe de l’éducation a assuré le ministre français de l’éducation de l’amitié soudaine de tous les enfants, clercs et scientifiques de son département envers la France. Les membres de la Société pour la Prévention de la Cruauté envers les Animaux ont exprimé leur attachement chaleureux à l’égard des français. La municipalité de Kazan a fait la même chose.

Le canon d’Arrare a transmit au révérendissime archiprêtre de la cour du clergé l’assurance qu’une profonde affection existe dans le cœur de tous les cardinaux et évêques français envers la Russie, sa majesté l’empereur Alexandre III et toute la famille impériale, et que les clergés russe et français professaient presque la même foi, et vouaient pareillement un culte à la Sainte Vierge. Le révérendissime archiprêtre a répondu à cela que les prières du clergé français pour la famille impériale étaient joyeusement répétées dans les cœurs de tous les habitants russes, affectueusement attachés au Tsar, et que la France pouvait compter sur elle pour toujours, puisque la nation russe adorait aussi la Sainte Vierge. Le même genre de message a été envoyé par divers généraux, employés de télégraphe et fournisseurs d’épiceries. Chacun envoyait des félicitations à tous les autres, et remerciait quelqu’un pour quelque chose.

L’excitation était tellement grande qu’il se faisait des choses singulières ; néanmoins personne ne remarquait leur bizarrerie, et au contraire chacun les approuvait, en était charmé, et comme s’il avait peur d’être laissé derrière, se pressait d’accomplir quelque chose d’un genre similaire pour ne pas être dépassé par le reste.

Si par moments des protestations, prononcées ou même écrites et imprimées, paraissaient contre cette folie, démontrant son caractère déraisonnable, elles étaient étouffées ou cachées. (« Une lettre ouverte aux étudiants français »[1]

Sans parler des millions de jours de travail consacrés à ces festivités ; l’ivrognerie commune parmi tout ceux qui y ont participé, impliquant même ceux qui commandaient ; sans parler de l’absurdité des discours qui étaient prononcés, — les actes les plus fous et brutaux étaient commis, et personne n’y prêtait attention.

Par exemple, plusieurs vingtaines de gens ont été écrasés à mort, et personne n’a jugé nécessaire de relater le fait.

Un correspondant a écrit qu’il avait été informé à un bal qu’il n’y avait guère une femme à Paris qui ne serait pas prête à oublier ses devoirs pour satisfaire les désirs de n’importe quel marin russe.

Et tout cela passait inaperçu, comme si c’était tout à fait dans l’ordre des choses. Il y a aussi eu nettement des cas de démence occasionnés par l’agitation.

Ainsi une femme, ayant revêtu une robe composée des couleurs du drapeau franco-russe, attendait sur un pont l’arrivée des marins russes, et criant « Vive la Russie, » se jeta dans la rivière et se noya.

En général, à toutes ces occasions les femmes jouaient le rôle principal, et dirigeaient même les hommes. En plus du lancement de fleurs et de divers petits rubans, et la présentation de cadeaux et d’adresses, les femmes françaises se jetaient dans les rues dans les bras des marins russes et les embrassaient.

Des femmes amenaient leurs enfants, pour une raison quelconque, afin qu’ils soient embrassés, et quand les marins russes avaient acquiescé à cette requête, tous ceux qui était présents, transporté de joie, versaient des larmes.

Cet étrange émoi était si communicatif que, comme un correspondant relate, un marin russe qui paraissait être en parfaite santé, après avoir été témoin de ces scènes surexcitantes pendant quinze jours, a sauté par-dessus bord au milieu de la journée, et a nagé en criant « Vive la France. » Quand il a été sorti de l’eau et questionné sur sa conduite, il a répondu qu’il avait fait le vœu de nager tout autour de son navire en l’honneur de la France.

Ainsi, l’enthousiasme démesuré croissait et croissait comme une boule de neige, et est finalement parvenu à des telles dimensions que non seulement ceux qui était sur les lieux, ou simplement les personnes prédisposées nerveusement, mais des hommes solides et en santé étaient affectés par la tension générale et se révélaient dans un état d’esprit anormal.

Je me souviens encore que pendant que je lisais distraitement une description de ces festivités, j’ai été brusquement bouleversé par une émotion puissante et j’était presque au bord des larmes, ayant à retenir avec effort cette expression de mes sentiments.

  1. [Tolstoï écrit dans cette note] : — Ainsi, j’ai connaissance de la protestation suivante qui a été faite par des étudiants russes et envoyée à Paris, mais refusée par tous les journaux : — « Une lettre ouverte aux étudiants français

    « Il y a quelque temps, un petit groupe d’étudiants en droit de Moscou dirigé par son inspecteur a été assez hardi pour parler au nom de l’université au sujet des festivités de Toulon.

    « Nous, les représentants des étudiants unis de diverses provinces, protestons très catégoriquement contre les prétentions de ce corps, et sur le fond contre les échanges de vœux qui ont eu lieu entre lui et les étudiants français. Nous regardons aussi la France avec une chaleureuse affection et un profond respect, mais nous le faisons parce que nous avons voyons en elle une grande nation qui a toujours été dans le passé l’introducteur et l’annonciateur des idéaux nobles de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour le monde entier ; et première aussi dans les tentatives audacieuses pour inclure ces hauts idéaux dans la vie. La meilleure partie de la France à toujours été prête à acclamer la France en tant que le champion le plus important d’un futur plus noble pour l’humanité. Mais nous ne considérons pas des festivités telles que celles de Kronstadt et Toulon comme les occasions appropriées pour de pareilles salutations.

    « Au contraire, ces réceptions représentent une triste situation mais, espérons-nous, temporaire - la trahison de la France de son grand rôle historique précédent. Le pays qui a une époque a invité tout le monde a briser les chaînes du despotisme, et a offert son aide à tout pays qui se révolterait pour obtenir sa liberté, brûle maintenant de l’encens devant le gouvernement russe, qui empêche systématiquement la croissance organique normale de la vie du peuple, et écrase implacablement, sans considération, chaque aspiration de la société russe vers la lumière, la liberté et l’indépendance. Les manifestations de Toulon sont un acte du drame de l’hostilité entre la France et l’Allemagne créé par Bismarck et Napoléon III.

    « Cette hostilité garde toute l’Europe sous les armes, et donne le vote décisif dans les affaires européenne au despotisme Russe, qui a toujours été le soutien de tout ce qui est arbitraire et absolue contre la liberté, et des tyrans contre les tyrannisés.

    « Un sentiment de douleur pour notre pays, de regret face à l’ignorance d’une si grande partie de la société française, voilà les sentiments que nous portent ces festivités.

    « Nous sommes persuadé que la génération la plus jeune n’est pas séduite par le chauvinisme national, et que, prête à se battre pour cette situation sociale meilleure vers laquelle l’humanité s’avance, elle saura comment interpréter les évènements actuels, et quel attitude adopter a leur égard. Nous espérons que notre protestation résolue trouvera des échos dans les cœurs de la jeunesse française.

    (Signé) « Le Conseil Uni de vingt-quatre Sociétés Fédérées d’Étudiants de Moscou »