avait eu plus d’une rencontre avec les Russes. Olénine s’approcha du cadavre, mais le frère du défunt lui jeta un regard de calme mépris et dit brusquement quelques mots au drogman, qui s’empressa de couvrir le visage du mort. Olénine était frappé de l’air sévère du djighite ; il essaya de lui demander de quel aoul il était, mais le Tchétchène le regarda à peine et se détourna. Olénine, étonné de cette indifférence à son égard, l’attribua à l’ignorance de la langue russe et aussi à la bêtise du Tchétchène. Il s’adressa à son compagnon, qui était espion, émissaire et drogman en même temps, tout aussi déguenillé que le Tchétchène, mais noir et pas rouge, très éveillé, ayant des dents blanches et des yeux noirs étincelants. Il entra volontairement en conversation et demanda une cigarette.
« Ils étaient cinq frères, contait-il en mauvais russe ; c’est le troisième qui périt de la main des Cosaques. Celui-ci est un djighite, un vrai djighite. Quand Ahmet-Khan (c’est le nom du défunt) fut tué, celui-ci était sur l’autre bord, caché dans les joncs ; il a vu comment on a mis le cadavre dans la nacelle, et comment on l’a porté sur le rivage. Il est resté jusqu’à la nuit dans sa cachette ; il voulait tirer sur le vieux, mais on l’en a empêché. »
Lucas s’approcha des causeurs et s’assit à côté d’eux.
« De quel aoul sont-ils ? demanda-t-il.
— Vois-tu dans les montagnes un étroit défilé bleuâtre ? lui dit le drogman, le lui montrant au delà du Térek. Connais-tu Souak-Sou ? c’est dix verstes plus loin.
— Connais-tu à Souak-Sou Guireï-Khan ? demanda Lucas, qui tirait vanité de cette connaissance ; c’est un de mes amis.
— C’est mon voisin », dit le drogman.
Le chef de la sotnia et celui de la stanitsa arrivèrent bientôt, suivis de deux Cosaques. Le centenier était un jeune officier, avancé depuis peu ; il salua les Cosaques, qui ne répondirent pas en criant, selon l’usage des soldats : « Souhaitons bonne santé ! » et quelques-uns même