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bonheur, d’un indicible amour pour toute la création, et, cédant à une habitude d’enfance, il fit le signe de la croix et murmura une prière…

Une idée subite vint clairement à l’esprit d’Olénine ; il se dit : « Moi, Dmitri Olénine, être privilégié entre tous, me voilà couché seul, Dieu sait où, là où vivait un vieux cerf, un cerf superbe, qui n’a jamais vu d’homme, et dans un creux où jamais personne n’a pénétré, auquel jamais personne n’a songé. Je suis assis, entouré d’arbres jeunes et vieux : l’un d’eux est enlacé de vigne sauvage ; les faisans voltigent autour de moi, se pourchassent, sentant peut-être que je viens de tuer leurs frères. » Il palpa ses faisans, les examina et essuya sa main ensanglantée aux pans de sa tcherkeska. « Les chacals mécontents flairent le sang et vont rôder ailleurs ; les moucherons bourdonnent follement au-dessus de ma tête et parmi les feuilles, qui probablement leur paraissent des îles gigantesques ; il y en a un, deux, trois, quatre, cent, mille, des milliards, qui tous ont raison d’être et de bourdonner, et chacun d’eux est un moi distinct, un être à part, comme moi, Dmitri Olénine. » Il crut distinguer clairement ce que pensaient et disaient les moucherons dans leur susurrement continuel : « Ici, mes amis, ici ! en voilà un qu’on peut assiéger, dévorer ! » Et il comprit clairement qu’il n’était nullement un gentilhomme russe, membre de la société moscovite, ami et parent de tel ou tel, mais simplement un être vivant, un cerf, un faisan, un insecte, comme ceux qui tournoyaient autour de lui. — « Comme eux, comme Jérochka, je vivrai peu de jours et je mourrai ; il a raison, l’herbe poussera sur ma tombe, et ce sera tout ! Le grand mal que l’herbe croisse sur ma tombe ! Il n’en faut pas moins croire et tâcher de jouir ; je désire le bonheur, n’importe que je sois insecte ou animal destiné à mourir, ou que je sois un corps qui recèle une parcelle de la divinité : je veux jouir. Mais comment ? Et pourquoi jusqu’à présent n’ai-je pas été heureux ? » Il récapitula sa vie passée et