Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/73

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les diverses parties de ses vêtements épars, il s’habilla, serra son ceinturon en cuir, versa sur ses mains l’eau du tesson, les essuya à son vieux pantalon, peigna sa barbe avec un débris de peigne et se campa devant Lucas.

« Prêt ! » dit-il.

Lucas alla chercher un gobelet, ressuya, y versa du vin et, s’asseyant sur un banc, le présenta au diadia.

« À ta santé ! Au nom du Père, du Fils ! dit le vieux, en acceptant le gobelet avec solennité ; que tu obtiennes ce que tu désires ; que tu sois toujours un brave et qu’on te donne une croix ! »

Lucas fit aussi une prière avant de boire et plaça son verre sur la table. Le vieux alla chercher un poisson séché, qu’il mit sur le seuil de la porte, et le frappa d’un bâton pour le rendre plus mou, puis il le mit sur l’unique assiette en faïence bleue qu’il possédait, et le servit.

« J’ai tout ce qu’il me faut, Dieu soit loué ! dit-il avec orgueil, et le morceau qu’on mange après le vin, aussi. Eh bien ! que fait Mossew ? »

Lucas lui raconta comme quoi l’ouriadnik lui avait pris la carabine ; il demanda l’avis du vieux là-dessus.

« Laisse-lui la carabine, dit le vieux ; si tu ne lui en fais pas cadeau, tu n’aurais pas de récompense.

— Quelle récompense, diadia ? On dit que je n’y ai pas droit, étant encore mineur[1]. C’est un bon fusil de Crimée, qui vaut quatre-vingts monnaies.

— Eh ! n’y pense plus ! Je me suis querellé ainsi un jour avec un centenier pour un cheval qu’il voulait me prendre. « Donne-moi le cheval, disait-il, et tu seras avancé, khorounji » ; j’ai refusé, et voilà !

— Que faire, diadia ? Je dois m’acheter un cheval, et l’on dit que je ne puis l’avoir au delà du fleuve à moins de cinquante roubles. Ma mère n’a pas encore vendu de vin.

  1. Les Cosaques appellent mineurs ceux qui n’ont pas encore servi à cheval dans les rangs.