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mais non ! Tout se fait inconsciemment, en dehors de notre volonté. J’ai l’air d’avoir surpris, volé cette affection : tu es de cet avis, ne cherche pas à le nier ! Pourtant, veux-tu le croire ? de toutes les sottises que j’ai faites (et j’en ai passablement à me reprocher !), c’est la seule dont je ne me repente pas. Ni avant, ni après. Je ne lui ai menti, ni à elle, ni à ma conscience. J’étais persuadé que je l’aimais ; puis j’ai vu que je me trompais, que c’était un mensonge involontaire, que ce n’était pas de l’amour. Je me suis arrêté, mais son amour à elle allait en grandissant. Suis-je donc coupable de ne pouvoir aimer ? que devais-je faire ?

— Il n’y a plus à en parler, tout est fini maintenant, dit son ami, allumant un cigare pour dissiper sa somnolence. Je te dirai une seule chose, c’est que tu n’as pas encore aimé, et tu ne sais même pas ce que c’est que l’amour. »

Le partant voulut répondre, saisit sa tête de ses deux mains, mais les paroles lui firent défaut.

« Jamais aimé !… Au fond, c’est vrai ! je n’ai jamais aimé, mais j’ai un violent désir de connaître l’amour ; pourtant existe-t-il comme je le comprends ? Le dernier mot n’a pas été dit. Mais pourquoi en parler ? J’ai gâté mon existence, et tout est fini, tu as raison. Je m’en vais recommencer une nouvelle vie.

— Que tu gâteras de nouveau », dit le jeune homme couché sur le divan.

Le partant ne l’entendit pas.

« Je suis peiné de partir, dit-il, et j’en suis heureux en même temps. Pourquoi j’en suis peiné, je ne sais. »

Le partant continuait à parler de lui-même, sans s’apercevoir que ce sujet de conversation intéressait médiocrement ses compagnons. Jamais l’homme n’est aussi égoïste que lorsqu’il se laisse aller à l’exaltation du moment ; il lui paraît que rien n’est aussi intéressant que lui.

« Dmitri Andréitch ! le yamchtchik ne consent plus à attendre, dit en entrant un jeune valet en pelisse de