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Jérochka revint à lui, leva la tête et se mit à observer une phalène qui tournoyait autour de la lumière et se laissait prendre à la flamme.

« Sotte ! sotte ! disait-il, où vas-tu ? sotte ! sotte ! »

Il se leva et chassa la phalène de ses grosses mains.

« Tu périras, petite sotte ! Viens par ici, l’espace ne te manque pas, » ajouta-t-il d’une voix tendre ; et ses gros doigts essayaient de saisir les petites ailes de la phalène pour la mettre en sûreté. « Tu te perds, et tu me fais pitié. »

Il resta longtemps à bavarder et à boire, pendant qu’Olénine était dans la cour. Un léger murmure près de la porte cochère attira l’attention d’Olénine ; il retint sa respiration et entendit un rire étouffé, une voix d’homme et le bruit d’un baiser. Il s’éloigna, froissant à dessein l’herbe de ses pieds, afin d’avertir de sa présence. Au bout d’un moment il entendit craquer la haie ; un Cosaque en habit foncé et en bonnet à poils blancs (c’était Lucas) passait le long de la haie, et une femme de haute taille, en mouchoir blanc, passa devant lui. Marianna semblait dire, de sa démarche décidée : « Je ne me soucie pas de toi, et tu n’as rien à redire ». Olénine la suivit des yeux jusqu’à la porte de sa cabane et la vit, par la fenêtre, s’asseoir sur un banc et ôter son mouchoir. Il se sentit tout à coup si seul, que mille désirs indéfinis et une jalousie secrète et inconsciente envahirent tumultueusement son âme.

Les dernières lumières s’éteignaient dans les cabanes, les dernières rumeurs s’affaiblissaient. Le bétail, qu’on distinguait à peine dans les cours, les haies, les toits des maisons, les platanes élancés, tout parut s’endormir d’un sommeil doux et profond. On entendait seulement le coassement des grenouilles dans un marais lointain. Les étoiles devenaient plus rares à l’orient et semblaient se fondre en une seule lueur au milieu du ciel, où elles étaient plus éclatantes et plus serrées. Le vieux Cosaque sommeillait, la tête appuyée sur sa main. Le coq chanta dans la cour, et Olénine marchait toujours, perdu dans