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tant bonne santé. Il parlait sans discontinuer. Il contait la manière de vivre des anciens, de son père, qui portait sur son dos un sanglier de dix pouds et buvait sans s’arrêter deux seaux de vin. Il parla de son bon vieux temps à lui, de son ami Guirtchik, qui l’aidait, en temps de peste, à apporter des bourkas d’au delà du Térek. Il conta ses chasses, comme quoi il avait tué deux cerfs en une matinée, et comment sa douchinka accourait la nuit le rejoindre au cordon. Il parlait avec tant d’éloquence et faisait des descriptions si pittoresques qu’Olénine ne voyait pas fuir les heures.

« Voilà, père, comme nous vivions ! C’est dommage que tu ne m’aies pas connu dans ma jeunesse !… Aujourd’hui Jérochka n’est plus bon à rien ; autrefois il faisait parler de lui. Qui avait le plus beau cheval, la plus belle arme ? Avec qui s’amuser, boire un coup ? Qui envoyer dans les défilés pour tuer Ahmet-Khan ? toujours Jérochka ! Les femmes, qui aimaient-elles ? toujours Jérochka ! C’est que j’étais un véritable djighite ; ivrogne, bandit, voleur de chevaux, bon chanteur, j’étais tout cela ! Il n’y a plus de pareils Cosaques maintenant ; on n’a même aucune envie de les regarder. Ils portent des bottes ridicules et s’en réjouissent comme des imbéciles. Ou bien ils s’enivrent, et encore ne boivent-ils pas comme des hommes, mais je ne sais comment… Et moi donc, qui étais-je ? Jérochka, le bandit. Ce n’est pas à la stanitsa seule qu’on me connaissait, mais dans toute la chaîne des montagnes. Des princes arrivaient-ils, j’étais leur ami, Tatare avec les Tatares, Arménien avec les Arméniens, soldat avec le soldat, officier avec l’officier. Je ne faisais aucune différence entre eux, pourvu qu’ils bussent sec. On me disait : « Tu dois te purifier à cause de tes rapports avec les mondains, ne bois pas avec le soldat, ne mange pas avec le Tatare ! »

— Qui disait cela ? demanda Olénine.

— Nos docteurs de la loi. Écoute, d’autre part, un