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— Tu t’es gorgé de vin, tu n’as qu’à chanter. »

Ergouchow éclata de rire et poussa Nazarka.

« Chante, dit-il, je chanterai aussi, je suis prêt, te dis-je.

— Eh bien ! les belles ! dormez-vous ? dit Nazarka, nous avons quitté le cordon pour fêter Loukachka, et voilà ! »

Lucas s’approcha lentement, leva son bonnet à poils et s’arrêta devant les jeunes filles. Ses larges pommettes et son cou étaient rouges. Il parlait doucement, posément, et pourtant, dans tous ses mouvements et dans ses paroles, il y avait plus d’animation et de vie que dans le bavardage et l’agitation de Nazarka. On aurait pu comparer Lucas à un cheval vigoureux qui, la queue au vent, se cabre en hennissant, puis retombe sur ses quatre pieds et reste immobile. Lucas se tenait devant les jeunes filles, les yeux riants, parlant peu et regardant tantôt ses compagnons ivres, tantôt les femmes. Quand Marianna s’approcha, il lui fit place et souleva lentement son bonnet, puis se plaça vis-à-vis d’elle, le pouce passé dans la ceinture et jouant négligemment avec la garde de son poignard. Marianna répondit à son salut par une légère inclination de tête ; elle s’assit sur le terre-plein et prit des graines dans le gousset de sa chemise. Lucas ne la quittait pas des yeux et grignotait aussi des graines, crachant la pelure. Quand Marianna parut, il se fit un silence.

« Eh bien ! dit au bout de quelques instants une des femmes, êtes-vous ici pour longtemps ?

— Jusqu’à demain matin, répondit gravement Lucas.

— Que Dieu te comble de ses bienfaits ! dit le vieux Cosaque, je suis heureux pour toi, — je viens de le dire.

— Et moi de même, s’écria l’ivrogne Ergouchow en riant. Voyez que de monde nous arrive ! ajouta-t-il en désignant un soldat qui passait. J’aime l’eau-de-vie des militaires, elle est excellente.

— On nous a mis à dos trois grands diables, dit l’une des femmes ; mon vieux est allé se plaindre à notre chef, mais il n’y peut rien.