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« Assez de rires, dit l’ouriadnik, traînez plus loin le corps ; pourquoi l’avez-vous laissé si près de l’izba ?

— À quoi bayez-vous ? cria impérieusement Lucas aux Cosaques, qui hésitaient à tirer le cadavre ; traînez-le par ici ! » Tous obéirent comme si Lucas était le chef. Au bout de quelques pas ils s’arrêtèrent et lâchèrent les jambes du cadavre, qui tombèrent raides et inertes sur le gazon. Nazarka s’approcha et souleva la tête du mort pour voir ses traits et la trace sanglante qu’il avait à la tempe. « Il l’a marqué au front, dit-il, il ne se perdra pas, les siens le reconnaîtront. »

Personne ne répondit : l’ange du silence touchait de son aile tous les Cosaques.

Le soleil était levé, et ses rayons se jouaient dans la rosée ; le Térek grondait en roulant ses eaux à travers la forêt ; les faisans saluaient de leurs cris le réveil de la nature. Les Cosaques entouraient le cadavre, recouvert seulement du haut-de-chausses imbibé d’eau et serré à la taille par une ceinture. C’était un homme beau et bien fait ; ses mains musculeuses pendaient, raidies, le long des flancs ; son front hâlé tranchait vivement avec la blancheur bleuâtre de sa tête rasée ; le sang s’était figé près de la blessure ; les yeux ternes et vitreux étaient ouverts et semblaient regarder au loin ; les lèvres, minces et tendres, semblaient sourire avec bonhomie et finesse sous la moustache rousse ; les doigts crispés étaient couverts de poils aux jointures, et les ongles teints en rouge.

Lucas ne s’était pas encore habillé, son cou était très rouge, ses yeux brillaient plus que d’ordinaire, un mouvement nerveux agitait ses larges pommettes, une vapeur presque imperceptible s’élevait de son corps jeune et robuste, frissonnant à l’air froid du matin.

« C’était un homme ! murmura Lucas, admirant malgré lui la beauté du cadavre.

— Oui-da ! observa un des Cosaques, s’il pouvait te saisir maintenant, il ne te lâcherait pas. »