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se mit à ratisser la baguette de son fusil. Ses pensées se portèrent vers les Tchétchènes, qui vivent dans les montagnes et, bravant les Cosaques, passent le fleuve. Et s’ils allaient le traverser à un autre endroit ? Lucas tendait le cou, scrutait du regard le fleuve, mais n’apercevait rien, excepté la rive opposée faiblement éclairée par le croissant. Il cessa de songer aux Tchétchènes et attendait impatiemment le moment de réveiller ses camarades et de retourner à la stanitsa.

Dounka, sa douchinka[1], comme les Cosaques appellent leur maîtresse, lui, revint à la mémoire ; il songeait à elle avec dépit. L’approche de l’aube se faisait sentir : un brouillard argenté s’élevait du fond de l’eau ; des aiglons commençaient à siffler d’une voix stridente et à battre des ailes. Le premier chant du coq se fit entendre au loin dans la stanitsa, un second plus prolongé lui répondit, puis d’autres encore.

Il est temps de les réveiller, pensa Lucas, qui sentait ses yeux s’appesantir. Il se tourna vers ses compagnons, tâchant de deviner quelles jambes appartenaient à tel individu, lorsque le léger clapotement d’une vague le frappa ; il jeta les yeux vers les montagnes, qui s’estompaient à l’horizon sous le croissant renversé de la lune, vers le bord opposé du Térek et les branches flottantes… Il lui parut que le rivage se mouvait et que le fleuve était immobile ; mais ce ne fut qu’une illusion d’un instant. Il regarda fixement l’eau, et un tronc noir, surmonté d’une longue branche, le frappa particulièrement. Ce tronc flottait d’une manière étrange, sans tournoyer au milieu du fleuve ; il lui parut même qu’il allait contre le courant et coupait le Térek dans ses bas-fonds. Lucas, le cou tendu, les yeux fixés, le suivait ardemment du regard. Le tronc aborda à l’un des bancs de sable ; cela parut suspect à Lucas ; il lui sembla même qu’une main paraissait derrière

  1. Petite âme.