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mamelon, c’est vrai !… mais il ne se risquera pas en ville !… Attends un peu, on ne sera pas en reste avec toi ! Donne-nous seulement le temps, dit-il en regardant du côté des Français.

— Ce sera ainsi, c’est certain », dit un autre avec conviction.

Sur toute la ligne des bastions de Sébastopol, où pendant des mois entiers la vie bouillonnait, ardente et énergique, où pendant des mois la mort seule relevait les héros agonisant les uns après les autres et inspirant la terreur, la haine et enfin l’admiration à l’ennemi ; sur ces bastions, dis-je, il n’y avait plus une âme, tout y était mort, farouche, épouvantable, mais non pas silencieux : car tout croulait autour avec fracas. Sur la terre labourée par une récente explosion gisaient çà et là des affûts brisés, des cadavres russes et français écrasés, de lourds canons de fonte renversés dans le fossé par une force effroyable, à moitié enterrés dans le sol et pour toujours muets, des bombes, des boulets, des éclats de poutres, des fossés, des blindes et encore des cadavres en capotes bleues ou grises qui semblaient secoués par de suprêmes convulsions et qu’éclairait par instants le feu rouge des explosions qui retentissaient dans l’air.

Les ennemis voyaient bien qu’il se passait quelque chose d’insolite dans le redoutable Sébastopol, et ces explosions, ce silence de mort sur les bastions les faisaient trembler : sous l’impression de la résistance calme et ferme de cette dernière journée, ils n’osaient encore croire à la disparition de leur invincible adversaire et attendaient avec anxiété, silencieux et immobiles, la fin de cette nuit lugubre.

L’armée de Sébastopol, semblable à une mer dont la masse liquide, agitée et inquiète, se répand et déborde, avançait lentement, par une nuit sombre, en ondulant dans l’obscurité impénétrable, sur le pont de la baie, se dirigeant vers la Sévernaïa, s’éloignant de ces lieux où