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ainsi ! reprit-il ; je cesse le jeu ; ça ne se peut pas, Zakhar Ivanovitch ; nous jouons argent comptant et pas sur billets.

— Douteriez-vous de moi ? Ce serait vraiment étrange !

— De qui ai-je à recevoir huit roubles ? demanda en ce moment le major, qui venait de gagner. J’en ai payé plus de vingt, et, quand je gagne, je ne reçois rien.

— Comment voulez-vous que je vous paye quand il n’y a pas d’argent sur table ?

— Ça m’est bien égal ! s’écria le major en se levant ; c’est avec vous que je joue et pas avec monsieur.

— Puisque je vous dis, repartit l’officier qui transpirait, puisque je vous dis que je vous payerai demain : comment osez-vous m’insulter ?

— Je dis ce qui me plaît, on n’agit pas ainsi ! criait le major à tue-tête.

— Voyons, calmez-vous, Fédor Fédorovitch ! » s’écrièrent plusieurs joueurs à la fois en l’entourant.

Laissons tomber le rideau sur cette scène… Demain, aujourd’hui peut-être, chacun de ces hommes ira gaiement, fièrement, à la rencontre de la mort et mourra avec calme et fermeté. La seule consolation d’une vie dont les conditions glacent d’épouvante l’imagination la plus froide, d’une vie qui n’a plus rien d’humain, à laquelle toute espérance est interdite, c’est l’oubli, l’anéantissement de la conscience du réel. Dans l’âme de tout homme couve la noble étincelle qui, le moment venu, fera de lui un héros, mais cette étincelle se lasse de briller toujours ; pourtant, lorsque viendra l’instant fatal, il en jaillira une flamme qui illuminera de grandes actions.