Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/260

Cette page a été validée par deux contributeurs.

je crie : « Avec moi, en avant ! vengeons-le ! » J’ajouterai : « J’aimais mon frère par-dessus tout, je l’ai perdu. Vengeons-nous, tuons nos ennemis ou mourons tous ensemble ! » Tous me suivent en criant. Mais voilà l’armée française tout entière, Pélissier en tête : nous les tuons tous, mais je suis blessé une fois, deux fois, et, à la troisième, mortellement ; on m’entoure. Gortschakoff vient et me demande ce que je désire. Je lui réponds que je ne désire rien, je ne désire qu’une chose : être placé à côté de mon frère et mourir avec lui ! On me transporte, on me couche à côté de son cadavre ensanglanté, je me soulève et je leur dis : « Oui, vous n’avez pas su apprécier deux hommes qui aimaient sincèrement leur patrie, les voilà tués,… que Dieu vous pardonne ! » et là-dessus je meurs. »

Qui aurait pu dire à quel point ces rêves étaient destinés à être réalisés ?

« As-tu jamais été dans une mêlée ? demanda-t-il tout à coup à son frère, oubliant complètement qu’il ne voulait plus lui parler.

— Non, jamais ; nous avons perdu deux mille hommes dans notre régiment, mais toujours pendant les travaux ; c’est là aussi que j’ai été blessé. La guerre ne se fait pas comme tu te le figures, Volodia. »

Ce petit nom attendrit le cadet ; il eut envie de s’expliquer avec son frère, qui ne s’imaginait pas l’avoir offensé.

« Es-tu fâché contre moi, Micha ? lui demanda-t-il au bout de quelques instants.

— Pourquoi ?

— C’est que…, rien,… je croyais qu’il y avait eu entre nous…

— Mais pas du tout, reprit l’aîné en se tournant vers lui et en lui donnant une tape amicale sur le genou.

— Pardon, Micha, si je t’ai offensé, dit le cadet en se retournant pour cacher les larmes qui emplissaient ses yeux.