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qui menait le long du Belbek à Sébastopol, tandis que les frères, assis côte à côte, leurs jambes se heurtant, observaient un silence obstiné tout en pensant l’un à l’autre.

« Pourquoi m’a-t-il offensé ? se disait le cadet ; me prend-il vraiment pour un voleur ? Il a l’air encore fâché ! Nous voilà donc brouillés pour toujours, et pourtant à nous deux, à Sébastopol, comme nous aurions été heureux ! Deux frères liés entre eux et tous deux se battant contre l’ennemi,… l’aîné, manquant un peu de culture, mais un brave militaire, et le cadet… aussi brave que lui, car au bout d’une semaine j’aurais prouvé à tous que je ne suis pas déjà si jeune ; je ne rougirai plus, ma figure sera virile, et la moustache aura le temps de pousser jusque-là, pensait-il en pinçant entre ses doigts le duvet qui se montrait aux coins de ses lèvres. Peut-être arriverons-nous aujourd’hui même et prendrons-nous part à une affaire ! Mon frère doit être très entêté et très brave ! Il est de ceux qui parlent peu et qui font mieux que les autres ; est-ce exprès qu’il me pousse toujours vers le bord de la télègue ? Il voit bien que cela me gêne, et il fait semblant de ne pas le remarquer. Nous arriverons bien certainement aujourd’hui, poursuivit-il mentalement en se serrant contre le bord de la voiture, par crainte, s’il bougeait, de montrer à son frère qu’il était mal assis. Nous allons droit au bastion, moi avec les canons, mon frère avec sa compagnie. Soudain les Français se jettent sur nous, je tire sans désemparer, j’en tue une masse, mais ils courent quand même droit sur moi,… tirer est impossible ! il n’y a plus de salut pour moi : voilà que mon frère s’élance le sabre à la main, je saisis mon fusil et nous courons ensemble, les soldats nous suivent. Les Français se précipitent sur mon frère,… je cours, j’en tue d’abord un, puis un second et je sauve Micha ! Je suis blessé au bras, je reprends mon fusil de l’autre main et je cours toujours,… mon frère est tué d’une balle à côté de moi, je m’arrête une seconde, je le regarde avec tristesse, je me relève et