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— Où est le régiment ?

— À Sébastopol, Votre Noblesse ; on pensait s’en aller de là mercredi !

— Pour aller où ?

— On ne savait pas,… à la Sévernaïa, bien sûr, Votre Noblesse… À présent, poursuivit-il en traînant la voix, il tire à travers tout ! avec des bombes surtout, jusque dans la baie,… il en tire que c’est affreux !… » Et il ajouta des mots qui restèrent incompréhensibles ; mais, à sa figure et à sa pose, on devinait qu’avec le ressentiment de l’homme qui souffre il disait des choses peu consolantes.

Le sous-lieutenant Koseltzoff, qui venait de le questionner, n’était ni un officier à la douzaine, ni du nombre de ceux qui vivent et agissent d’une certaine façon, parce que les autres vivent et agissent ainsi. Sa nature avait été richement douée de qualités inférieures : il chantait et pinçait agréablement de la guitare, parlait et écrivait avec facilité, la correspondance officielle surtout, à laquelle il s’était fait la main pendant son service d’aide de camp du bataillon. Son énergie était remarquable, mais cette énergie ne recevait son impulsion que de l’amour-propre, et, bien que greffée sur cette capacité de second ordre, elle formait à elle seule un trait saillant et caractéristique de sa nature. Ce genre d’amour-propre qui se développe le plus communément parmi les hommes, les militaires surtout, s’était si bien infiltré dans son existence, qu’il ne concevait de choix possible qu’entre « primer ou s’annihiler » ; l’amour-propre était donc le moteur de ses élans les plus intimes ; même seul en face de lui-même, il aimait à se donner de l’avantage sur ceux auxquels il se comparait.

« Allons ! ce n’est pas moi qui écouterai le bavardage de « Moscou »[1] ! » murmura le sous-lieutenant, dans les

  1. Dans certains régiments d’armée, les officiers avaient surnommé les soldats « Moscou », appellation moitié méprisante, moitié caressante.