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au début de la trêve ; il se promène depuis lors dans le terrain creux, examinant avec une curiosité stupide les Français, les corps couchés par terre ; il cueille les petites fleurs bleues des champs dont le vallon est parsemé. L’enfant retourne sur ses pas avec un grand bouquet et se bouche le nez pour ne pas sentir l’infecte odeur que lui envoie le vent ; arrêté auprès de quelques cadavres entassés, il examine longtemps un mort privé de sa tête et hideux à voir. Après une longue contemplation, il s’approche et touche du pied le bras raidi, tendu ; comme il appuie dessus plus fort, le bras remue et retombe à sa place. Le gamin pousse un cri, cache son visage dans les fleurs, et rentre dans les fortifications en courant à toutes jambes.

Oui, sur les bastions et sur les tranchées flottent les drapeaux blancs, un soleil resplendissant descend sur la mer bleue, cette mer ondule et brille sous les rayons dorés ; des milliers de gens se groupent, regardent, causent et se sourient les uns aux autres ; ces gens-là, qui sont des chrétiens, qui professent la grande loi de l’amour et du dévouement, contemplent leur œuvre sans se jeter repentants aux genoux de Celui qui leur a donné la vie, et, avec la vie, la crainte de la mort, l’amour du bien et du beau ; ces gens-là ne s’embrassent pas comme des frères en versant des larmes de joie et de bonheur ! Consolons-nous du moins par la pensée que ce n’est pas nous qui avons commencé cette guerre, que nous nous bornons à défendre notre pays, notre sol natal ! Les drapeaux blancs sont enlevés, les engins de mort et de souffrance tonnent de nouveau ; de nouveau, le sang innocent coule à flots, on entend les gémissements et les malédictions.

J’ai dit tout ce que je voulais dire, pour cette fois du moins ; mais un doute pénible m’accable. Il aurait peut-être mieux valu se taire, car peut-être ce que j’ai dit est du nombre de ces vérités pernicieuses, obscurément enfouies dans l’âme de chacun, et qui, pour rester inoffen-