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n’appartenait plus au monde des vivants. Malgré cela, ce fut par un violent effort qu’il se retint de courir, quand il sortit des logements à la tête de sa compagnie, à côté de Praskoukine.

« Au revoir ! bon voyage ! » leur cria le major qui commandait le bataillon laissé dans les logements.

Mikhaïlof avait partagé avec lui son fromage, assis tous les deux dans le trou à l’abri du parapet.

« À vous de même, bonne chance ! Il me semble que ça se calme. »

Mais à peine avait-il dit ces mots, que l’ennemi, qui avait sans doute remarqué le mouvement, recommença à tirer de plus belle ; les nôtres lui répondirent, et la canonnade reprit avec violence. Les étoiles brillaient, mais sans éclat, la nuit était noire ; seuls les coups de feu et les explosions des obus éclairaient par instants les objets environnants ; les soldats, silencieux, marchaient rapidement, se dépassant les uns les autres ; on n’entendait sur la route durcie que le bruit régulier de leurs pas, accompagné du roulement incessant de la canonnade, le cliquetis des baïonnettes entre-choquées, le soupir ou la prière d’un soldat :

« Seigneur ! Seigneur ! »

Parfois un blessé gémissait et l’on demandait un brancard. Dans la compagnie que commandait Mikhaïlof, le feu de l’artillerie avait enlevé vingt-six hommes depuis la veille. Un éclair illuminait les ténèbres lointaines de l’horizon ; la sentinelle sur le bastion criait :

« Ca-non ! »

Et un boulet, sifflant au-dessus de la compagnie, s’enfonçait dans la terre, qu’il creusait en faisant voler des pierres.

« Que le diable les emporte ! Comme ils marchent lentement ! se disait Praskoukine, qui regardait derrière lui à chaque pas, tout en suivant Mikhaïlof ; je puis bien courir en avant, puisque j’ai transmis l’ordre… Au fait, non ; on