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basse. Un ouvrier nogaï, qui vient d’apporter sur son arba des roseaux du désert, dételle ses bœufs dans la cour de l’essaoul[1] et cause en tatare avec son chef. Au milieu de la rue est depuis nombre d’années une grande mare que les passants tâchent d’éviter en se serrant contre les haies ; une jeune femme y passe pieds nus, retroussant ses jupes et courbée sous un fagot de bois ; un Cosaque, revenant de la chasse, lui crie en riant : « Lève donc plus haut encore, éhontée ! » Et il la vise de sa carabine ; elle baisse rapidement sa robe et laisse tomber le fagot. Un vieux Cosaque, revenant de la pêche, porte des poissons encore frétillants dans un filet, et grimpe, pour abréger la route, par-dessus la haie déjà entamée de son voisin et se déchire aux épines. Une vieille femme passe en traînant une branche sèche ; des coups de hache retentissent ; des enfants crient en lançant leurs balles ; des femmes grimpent par-dessus les haies vives ; la fumée s’élève de toutes les cheminées, partout on prépare le repas qui précède la nuit.

Oulita, femme de khorounji[2] (qui est aussi maître d’école), est comme les autres au seuil de sa cabane, attendant le bétail, que sa fille Marianka est allée chercher. Elle n’a pas le temps d’ouvrir la claie, qu’une énorme bufflonne, poursuivie par les moucherons des steppes, s’y précipite en mugissant et enfonce la porte ; elle est suivie par des vaches dont les grands yeux se tournent familièrement vers leur maîtresse. La belle Marianka les suit, ferme la claie, jette sa branche, et court, de toute la vitesse de ses pieds légers, faire rentrer le reste du bétail. « Déchausse-toi, fille du diable ! lui crie sa mère, tu abîmes tes souliers ! » Sans s’offenser de cette apostrophe, et la prenant pour une caresse, Marianka continue gaiement sa besogne. Sur sa tête est posé un mouchoir, qui couvre en partie son visage ; elle est vêtue d’une chemise

  1. Officier supérieur, chef de centaine.
  2. Premier grade d’officier.