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m’injuriez-vous, monsieur ? Et dans quel moment ? Ce n’est pas bien de m’injurier. »

Mikhaïlof pensa à l’endroit où il se rendait, et il eut honte.

« Tu ferais perdre patience à un saint, Nikita, dit-il d’une voix plus douce. Tu laisseras là sur la table cette lettre adressée à mon père ; ne la touche pas, ajouta-t-il en rougissant.

— C’est bien ! » dit Nikita, s’attendrissant sous l’empire du vin qu’il avait bu, comme il disait, sur ses propres deniers, et clignant des yeux, prêt à pleurer.

Aussi, lorsque le capitaine lui cria, en quittant la maison : « Adieu, Nikita ! » il éclata en sanglots forcés, et, saisissant la main de son maître, il la baisa avec des hurlements, répétant :

« Adieu, barine ! »

Une vieille femme de matelot, qui se trouvait sur le seuil, ne put s’empêcher, en bonne femme qu’elle était, de prendre part à cette scène attendrissante ; frottant ses yeux de sa manche malpropre, elle marmotta quelque chose à propos des maîtres, qui, eux aussi, supportaient tant de maux, et raconta, pour la centième fois, à l’ivrogne Nikita, comment elle, pauvre créature, était restée veuve, comment son mari avait été tué pendant le premier bombardement, et sa maisonnette détruite, car celle qu’elle habitait actuellement ne lui appartenait pas, etc. Quand son maître fut parti, Nikita alluma une pipe, pria la fille de la propriétaire d’aller lui chercher de l’eau-de-vie, essuya vite ses larmes et finit par se quereller avec la vieille à propos d’un petit seau qu’elle lui avait soi-disant cassé.

« Et peut-être ne serai-je que blessé, pensait le capitaine à la nuit tombante, en approchant du bastion à la tête de sa compagnie. Mais où ? Ici ou là ? »

Il posait tour à tour le doigt sur son ventre et sur sa poitrine.