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un deuxième, un troisième canon ; l’ennemi répond, et vous éprouvez des sensations intéressantes. Vous voyez et entendez des choses curieuses. La sentinelle crie de nouveau « canon », et le même bruit, le même coup, le même jaillissement se répètent. Si, au contraire, elle crie « mortier », vous serez frappé par un sifflement régulier, assez agréable, qui ne saurait s’unir dans votre pensée à quelque chose de terrible ; il approche, il augmente de rapidité ; vous voyez le globe noir tomber à terre et la bombe éclater avec un crépitement métallique. Les éclats volent en l’air en sifflant et grinçant ; les pierres s’entre-choquent et la boue vous éclabousse. À ces sons si divers, vous éprouvez un étrange mélange de jouissance et de terreur. Au moment où le projectile arrive sur vous, il vous vient infailliblement à la pensée qu’il vous tuera ; mais l’amour-propre vous soutient, et personne ne remarque le poignard qui vous laboure le cœur. Aussi, lorsqu’il a passé sans vous effleurer, vous renaissez ; pour un instant, une sensation d’une douceur inappréciable s’empare de vous, au point que vous trouvez un charme particulier au danger, au jeu de la vie et de la mort. Vous voudriez même que le boulet ou l’obus tombât plus près, tout près de vous. Mais voilà la sentinelle qui annonce de sa voix forte et pleine « un mortier » : répétition du sifflement, du coup, de l’explosion, accompagnée cette fois d’un gémissement humain. Vous vous approchez du blessé, en même temps que les brancardiers ; gisant dans la boue mêlée de sang, il a un aspect étrange : une partie de la poitrine est arrachée. Au premier instant, son visage maculé de boue n’exprime que l’effarement et la sensation prématurée de la douleur, sensation familière à l’homme, dans cette situation ; mais, lorsqu’on lui apporte le brancard, qu’il s’y couche lui-même sur le côté indemne, une expression exaltée, une pensée élevée et contenue éclairent ses traits ; les yeux brillants, les dents serrées, il relève la tête avec effort, et, au moment où les brancardiers s’ébranlent, il les arrête et, s’adressant à ses camarades