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fices ressemblent à de vieux vétérans éprouvés par le chagrin et la misère, et vous regardent avec fierté, on dirait même avec dédain. Chemin faisant, vous trébuchez au milieu de boulets et de trous remplis d’eau, creusés par les obus dans le terrain pierreux. Vous dépassez des détachements de soldats et d’officiers ; vous rencontrez de loin en loin une femme ou un enfant, mais ici la femme ne porte plus de chapeau. Quant à celle du matelot, une vieille fourrure sur son dos, elle a chaussé des bottes de soldat. La rue descend en pente douce, mais il n’y a plus de maisons autour de vous : rien que des amas informes de pierres, de planches, de poutres et d’argile. Devant vous, sur une montagne escarpée, s’étend un espace noir, boueux, coupé de fossés, et ce que vous voyez est justement le quatrième bastion.

Les passants deviennent rares, on ne rencontre plus de femmes ; les soldats marchent d’un pas accéléré ; quelques gouttes de sang tachent la route, et vous voyez venir à vous quatre soldats portant un brancard et sur le brancard un visage d’une pâleur jaunâtre et une capote ensanglantée ; si vous demandez aux porteurs où il est blessé, ils vous répondront d’un ton irascible, sans vous regarder, qu’il est touché au bras ou à la jambe ; si la tête est emportée, s’il est mort, ils garderont un silence farouche.

Le sifflement rapproché des boulets et des bombes vous impressionne désagréablement pendant que vous gravissez la montagne, et soudain vous appréciez tout autrement que tantôt la signification des coups de canon entendus de la ville. Je ne sais quel souvenir serein et doux luira tout à coup dans votre mémoire ; votre moi intime vous occupera si vivement que vous ne penserez plus à observer ce qui vous entoure. Vous vous laissez même envahir par le sentiment pénible de l’irrésolution. Pourtant la vue du soldat qui, les bras étendus, glisse le long de la montagne dans la boue liquide et passe courant et riant à vos côtés, impose silence à la petite voix intérieure, lâche conseillère,