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crainte de salir sa robe rose. Oui, une grande déception vous attend à votre première arrivée à Sébastopol. C’est en vain que vous chercherez à découvrir sur n’importe quel visage des traces d’agitation, d’effarement, voire même d’enthousiasme, de résignation à la mort, de résolution : il n’y a rien de tout cela ! Vous verrez le train-train de la vie ordinaire, des gens occupés à leurs travaux journaliers, si bien que vous vous reprocherez votre exaltation exagérée et vous mettrez en doute non seulement la véracité de l’opinion que d’après des récits vous vous êtes formée sur l’héroïsme des défenseurs de Sébastopol, mais encore l’exactitude de la description qu’on vous a faite du côté nord et des sons sinistres qui y emplissent l’air. Toutefois, avant de douter, montez sur le bastion, voyez les défenseurs de Sébastopol sur le lieu même de la défense, ou plutôt entrez tout droit dans cette maison à la porte de laquelle se tiennent les brancardiers : vous y verrez les défenseurs de Sébastopol, vous y verrez des spectacles horribles et navrants, grandioses et comiques, mais prodigieux et faits pour élever l’âme. Entrez donc dans cette grande salle qui, jusqu’à la guerre, était la salle de l’Assemblée. À peine en avez-vous ouvert la porte, que l’odeur qu’exhalent quarante à cinquante amputés et malades grièvement blessés vous saisit à la gorge. Ne cédez point au sentiment qui vous retient sur le seuil de la chambre : c’est un vilain sentiment ; avancez franchement, ne rougissez pas d’être venu contempler ces martyrs ; approchez-en et parlez-leur : les malheureux aiment à voir un visage compatissant, à raconter leurs souffrances et à entendre des paroles de charité et de sympathie. En passant au milieu, entre les lits, vous cherchez des yeux la figure la moins austère, la moins contractée par la douleur : l’ayant trouvée, vous vous décidez à l’aborder, à la questionner.

« Où es-tu blessé ? » demandez-vous avec hésitation à un vieux soldat au corps émacié, assis sur un lit et dont le regard bienveillant vous a suivi et semble vous inviter à