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pour la première fois. Les préjugés de la société que je quittais étaient encore vivants en moi. Je ne me croyais pas capable d’aimer cette femme ; je l’admirais comme j’admirais la beauté des montagnes, la splendeur du ciel, et je ne pouvais faire autrement, car elle est belle comme la nature. Plus tard je sentis que la contemplation de cette beauté me devenait indispensable, et je me demandais si je l’aimais réellement. Mais je n’éprouvais rien de ce que je croyais être l’amour. Ce n’était ni le sentiment de l’isolement, ni le désir de l’épouser, ni amour platonique, encore moins amour charnel. J’avais soif de la voir, de l’entendre, de la sentir près de moi, et alors j’étais, non pas heureux, mais calme.

« Après la soirée où je l’ai approchée pour la première fois, j’ai senti qu’il y avait entre nous un lien indissoluble, qu’on ne pouvait plus rompre. Pourtant j’ai encore lutté avec moi-même, je me suis demandé si je pouvais réellement aimer une femme, une statue, uniquement pour sa beauté ? Et je l’aimais déjà, sans m’en douter !

« Après que je lui eus parlé pour la première fois, nos rapports ont changé : jusque-là elle m’était étrangère, elle ne faisait qu’un tout avec la majestueuse beauté de la nature ; maintenant elle est une femme. Je la rencontre souvent, je vais au verger de son père, je passe des soirées entières chez lui. Malgré ces rapports plus intimes, elle est aussi pure, aussi majestueuse, aussi inaccessible que par le passé. Elle est toujours calme, fière, indifférente. Elle a quelquefois l’air caressant, mais chacun de ses regards, de ses mouvements, chacune de ses paroles témoigne d’une froideur qui pourtant n’est pas du mépris et qui est pleine de charme.

« Chaque jour, un sourire simulé sur les lèvres et le cœur dévoré de passions, je tâche de lui plaire et j’essaye de plaisanter. Elle voit mes faibles tentatives et me répond avec candeur et simplicité. Cet état m’est insupportable. Je voulais ne plus mentir et lui dire ce que je sens et ce