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tandis que j’aurais pu avoir le rare bonheur d’épouser la comtesse B…, de devenir chambellan ou maréchal de la noblesse ! Que vous êtes tous mesquins et méprisables ! Personne de vous ne connaît la vie et le bonheur ! Il faut avoir éprouvé une fois du moins son charme pur. Il faut avoir vu et senti ce que je vois et ce que je sens tous les jours, avoir vu les montagnes avec leurs neiges éternelles et une femme superbe, d’une beauté primitive, telle qu’elle a dû sortir la première fois des mains du Créateur ; ils sauraient alors, ceux qui me plaignent, lequel de nous est dans le vrai. — Si vous saviez combien je méprise vos trompeuses illusions ! Quand je regarde ma cabane, ma forêt, mon amour, et que mes pensées se reportent vers les salons, vers les femmes aux faux cheveux, aux lèvres mensongères, aux formes débiles adroitement dissimulées, à ce bégayement informe qui prétend être un échange de pensées et qui n’est rien de moins que cela, mon cœur se soulève de dégoût. Je vois de loin ces visages hébétés, ces riches promises, qui semblent dire : « Je te permets de m’approcher, bien que je sois riche », ces accouplements hideux, ces éternels commérages et cette constante hypocrisie, — ces conventions ridicules qui consistent à savoir à qui donner la main, à qui faire un signe de tête, à qui dire un mot, — et cet ennui éternel qui s’infiltre dans le sang et passe de génération en génération, avec l’idée que tout cela est indispensable.

« Comprenez et croyez. Comprenez le vrai et le beau, et toutes vos autres convictions tomberont en poussière. Le bonheur, c’est vivre avec la nature, la voir, la sentir, lui parler.

« Avec quelle commisération ces gens-là parlent de leur crainte de me voir épouser une Cosaque ! Et moi, je désire uniquement me perdre à leurs yeux ; je veux épouser une simple Cosaque, mais je ne saurais le faire, car ce serait le comble du bonheur, et j’en suis indigne.

« Trois mois se sont passés depuis que j’ai vu Marianna