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étaient ceux qu’il aimait ? Il n’aurait pas su le dire. Il regardait machinalement la maison devant laquelle il passait et s’étonnait qu’elle fût si mal construite ; ou bien il se demandait pourquoi Vania et le yamchtchik, qui lui étaient complètement étrangers, étaient pourtant si près de lui et obligés de l’accompagner et de subir les secousses imprimées par les chevaux de volée, qui tiraient brusquement les traits raidis par le froid. Puis il répétait encore : « Qu’ils sont bons ! Que je les aime ! » Une fois même, il dit : « C’est admirable ! » et, se ravisant, il se demanda s’il n’était pas gris. Il avait, à la vérité, pris deux bouteilles de vin, mais le vin seul ne le grisait pas ; il pensait aux paroles affectueuses, si bien senties, qui lui avaient été dites au moment du départ, aux serrements de mains, aux regards, au silence même et au son de voix de celui qui avait dit : « Adieu, Mitia ! » Il se rappelait ses propres aveux, et tout avait pour lui un sens mystérieux et touchant. Au moment de son départ, parents et amis, étrangers peu sympathiques, tous avaient l’air de s’être donné le mot pour lui témoigner un vif intérêt et lui pardonner ses torts, comme à la veille de la communion ou de la mort.

« Il se peut que je ne revienne plus », pensait-il, et il lui parut qu’excepté ses amis il aimait et regrettait encore quelqu’un, et une émotion profonde s’empara de lui.

Ce n’était pourtant pas son affection pour ses camarades qui amollissait son âme au point de lui arracher des paroles incohérentes, ni l’amour pour une femme — il n’avait jamais aimé ; — non, c’était l’amour de lui-même amour chaud, complet, rempli d’attente et de force ; amour de tout ce qu’il croyait beau et bon en lui, et qui le faisait pleurer et murmurer tout bas des paroles sans suite.

Olénine n’avait jamais achevé de cours à aucun collège, il n’avait servi nulle part, il était inscrit au bureau d’un ministère quelconque et comptait au service ; il avait dépensé une grande partie de sa fortune, et à vingt-quatre