Page:Tolstoï - Une lettre inédite.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sons d’instruments de musique, d’extraits de sensations. — Combien de vrais artistes ont dû déjà, doivent encore, pour ne pas vendre leur art, vivre d’un autre métier intellectuel à côté de leur art ! Et combien ce métier intellectuel est plus gênant pour l’imagination créatrice, qu’un travail manuel, qui fatigue le corps, mais laisse l’esprit plus libre !

Mais la beauté du travail artistique n’y perdra-t-elle point ? L’art n’est-il pas exclusif ? Accepte-t-il de se partager avec quoi que ce soit ? Et n’a-t-il pas besoin de l’entière propriété de ses journées, de toute la vie ? — Mais, je le demande à tout artiste de bonne foi : « Produit-on beaucoup plus lorsqu’on a toute la journée libre, que lorsqu’on n’a que deux heures par jour ? » J’ai souvent fait pour moi l’expérience du contraire. La gêne n’est pas inutile à l’esprit. Une liberté trop grande est mauvaise inspiratrice ; elle porte la pensée à l’apathie et à l’indifférence. L’homme a besoin d’aiguillons. Si sa vie n’était pas si courte, il ne se hâterait pas tant de vivre. S’il se sent enfermé dans la limite étroite des heures, il en agira avec plus de passion. Le génie veut l’obstacle, et l’obstacle fait le génie. — Quant aux talents, nous n’en avons que trop. Notre civilisation pue de talents, d’ailleurs parfaitement inutiles, voire parfaitement nuisibles. Quand la plus grande partie d’entre eux disparaîtrait, quand il y aurait moins de peintres, moins de musiciens, moins d’écrivains, moins de critiques, moins de pianistes, moins de cabotins, et moins de journalistes, — ce ne serait pas un grand mal, mais un très grand bonheur. Et même quand l’art y perdrait en correction, en style, en perfection technique, je ne m’en soucierais guère s’il gagnait en énergie