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n’est donc pas à craindre qu’on fasse souffrir davantage les vrais artistes ; on n’écartera que la multitude des fainéants qui se font intellectuels pour s’éloigner du peuple, et pour éviter des travaux plus pénibles.

Le monde n’a pas besoin, bon an mal an, des dix mille œuvres d’art (ou prétendues telles) des Salons de Paris, de ses centaines de pièces de théâtre, de ses milliers de romans. Il a besoin de trois ou quatre génies par siècle, et d’un peuple où soit répandue la raison, la bonté, et le sens des belles choses, — un peuple qui ait un cœur sain, une intelligence saine, un regard sain, qui sache voir, sentir, comprendre tout ce qu’il y a de beau et de bon dans le monde, et qui travaille à en orner la vie.

Il ne me déplairait pas, je l’avoue, qu’on pût obliger les artistes à rentrer dans la condition commune, qu’on parvînt à répartir entre tous les hommes sans exception la somme de travail manuel, nécessaire à soutenir et à entretenir l’édifice social. Partagée entre tous, elle ne serait pas assez écrasante pour empêcher les vrais artistes de faire leur art par surcroît ; mais elle suffirait à enlever aux faux artistes tout désir de prendre sur leurs heures de loisir pour se livrer à une occupation intellectuelle. — Et combien l’art y gagnerait en santé !

Goethe a dit quelque part : « À force d’écrire ou de lire des livres, on devient soi-même un livre. » — Le caractère factice, morbide, étiolé de notre art d’aujourd’hui vient de ce qu’il n’a plus de racines dans la vie de la terre ; il n’est plus l’œuvre d’hommes vivants, mais de fantômes d’hommes, d’ombres d’êtres, de larves, nourries de mots, de couleurs de tableaux, de