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ou Wagner, qu’il a eu le tort de juger sans les connaître, ou du moins sans les connaître suffisamment, — si je regrette aussi qu’il ait jugé de l’art français d’après une poignée de décadents ridicules (à de très rares exceptions près), — ce qui s’explique d’ailleurs par le fait qu’il était assassiné de leurs poèmes prétentieux et de leurs revues malsaines, — en revanche, je trouve son jugement général sur l’art d’une vérité absolue.

Oui, « les produits de la vraie science et du vrai art sont les produits du sacrifice et non des avantages matériels ». — Et ce n’est pas seulement la morale, c’est l’art même qui a intérêt à ce que l’art ne soit plus la propriété d’une caste sociale privilégiée. Artiste, je suis le premier à appeler de mes vœux le moment où l’art rentrera dans la masse commune de la nation, dépouillé de ses privilèges, de ses pensions, de ses décorations, de sa gloire officielle. Je l’appelle, au nom de la dignité de l’art, que souillent les milliers de parasites qui vivent honteusement à ses dépens. L’art ne doit pas être une carrière, il doit être une vocation. « La vocation ne peut être connue et prouvée que par le sacrifice que fait le savant et l’artiste de son repos et de son bien-être pour suivre sa vocation. » — Or dans la civilisation actuelle, il n’y a que les artistes vraiment grands, qui fassent de réels sacrifices ; ils sont les seuls qui se heurtent à de rudes obstacles, parce qu’ils sont les seuls qui se refusent à vendre leur pensée, et à se prostituer pour le plaisir de la clientèle corrompue qui paye ses pourvoyeurs de débauches intellectuelles. En supprimant les privilèges de l’art, en augmentant les difficultés de son accès, il