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que le pain. — Aussi, combien fus-je troublé, en lisant chez celui que j’étais habitué à respecter et à croire, ces violentes invectives contre l’immoralité de l’art ! Je sentais bien pourtant que rien n’était plus pur que l’impression qui vient de l’œuvre d’un grand artiste. Dans une symphonie de Beethoven, ou un tableau de Rembrandt, on puise non seulement l’oubli de l’égoïsme, mais la force d’intelligence et de bonté, qui ruisselle de ces grands cœurs. Tolstoy parlait de la corruption de l’art, qui déprave et qui isole les hommes. Où m’étais-je mieux retrempé, où avais-je mieux fraternisé avec les hommes, que dans les émotions communes d’un Œdipe-Roi, ou de la Symphonie avec chœurs ? Mais je me défiais de moi-même, et j’avais une angoisse profonde à l’idée que je perdais peut-être ma vie, qui commençait, au service d’une cause mauvaise, quand mon désir était de la rendre utile aux autres.

J’écrivis à Tolstoy. Il me répondit le 4 octobre 1887. — Sa lettre n’a pas besoin de commentaires. Elle reflète la tranquille et limpide lumière de son âme, — cette âme où tout est raison et charité. Elle est écrite avec la bonhomie évangélique de cet artiste, insoucieux du style, uniquement occupé de se faire bien comprendre, ne craignant point de répéter sa pensée jusqu’à ce qu’elle soit enfoncée dans l’esprit. On entend sa parole familière : il n’écrit point, il cause.

Je tiens seulement à dire combien je me sens aujourd’hui, — bien plus encore qu’au moment où je reçus cette lettre, — pleinement d’accord avec sa pensée. Si je regrette que Tolstoy se soit trompé souvent dans l’appréciation de tel ou tel grand homme, comme Beethoven