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elle se hâta d’ôter une de ses mains de la tête de maman pour arranger par devant les plis de sa mante, après quoi elle chuchota : « Elle n’a pas sa connaissance. »

J’avais un chagrin violent, mais je remarquais involontairement les riens les plus insignifiants. La chambre était très sombre, il y faisait chaud, et cela sentait à la fois la menthe, l’eau de Cologne, la camomille et les gouttes d’Hoffmann. Cette odeur me frappa à tel point, que non seulement lorsqu’il m’arrive de la sentir, mais rien qu’en y pensant, mon imagination me transporte à l’instant dans cette chambre obscure et étouffée et me représente tous les moindres détails de cette minute atroce.

Les yeux de maman étaient ouverts, mais elle ne voyait pas… Oh ! je n’oublierai jamais ce regard effroyable. Il exprimait tant de souffrance !…

On nous emmena.

Quand j’interrogeai ensuite Nathalie Savichna sur les derniers instants de maman, voici ce qu’elle me raconta :

« Après qu’on vous eut emmenés, elle s’agita encore longtemps, mon cher petit pigeon, comme si quelque chose l’étouffait ; ensuite elle laissa tomber sa tête sur l’oreiller et s’endormit si doucement, si paisiblement, qu’on aurait dit un ange du bon Dieu. J’étais sortie une minute pour dire de ne pas lui apporter à boire… ; je rentre, et qu’est-ce que je vois ? Elle agitait ses bras, ma chérie, tout autour d’elle, et faisait des signes à votre papa. Il se penche sur elle, mais on voit qu’elle n’a plus la force de parler : elle ouvre seulement la bouche et recommence à gémir. « Mon Dieu ! Seigneur ! les enfants ! les enfants ! » J’allais courir vous chercher ; Ivan Vassilitch m’arrêta en disant que ça l’agiterait encore plus et qu’il valait mieux ne pas y aller. Après cela, elle a seulement levé sa main et l’a laissée retomber. Dieu sait ce qu’elle voulait dire par là ! Moi, je crois qu’elle voulait vous bénir, bien que vous n’y fussiez pas. Dieu n’a évidemment pas permis qu’elle revît ses chers petits avant de mourir. Ensuite