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Puis, remarquant que papa tournait le bouton, elle ajouta tout bas : « On ne passe pas là… ; par l’autre porte. »

Oh ! l’impression d’angoisse que tout cela produisit sur mon imagination d’enfant, préparée à un malheur par d’affreux pressentiments !

Nous fîmes le tour par la chambre des servantes. Dans le corridor, nous rencontrâmes Akime, l’idiot dont les grimaces nous amusaient tant ; en ce moment, non seulement il ne me parut pas comique, mais rien ne me fit un effet aussi douloureux que l’aspect de son visage hébété et indifférent. Dans la chambre des servantes, deux filles qui travaillaient à je ne sais quoi se levèrent pour nous saluer, avec une expression si triste que j’en fus bouleversé. Nous traversâmes encore la chambre de Mimi ; papa ouvrit la porte de la chambre à coucher, et nous entrâmes. À droite de la porte étaient deux fenêtres sur lesquelles on avait tendu des châles. Nathalie Savichna était assise devant l’une des fenêtres, ses lunettes sur le nez, et tricotait un bas. Elle ne vint pas nous embrasser comme elle le faisait d’ordinaire ; elle se contenta de se lever, nous regarda à travers ses lunettes, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il me déplaisait fort de voir que tout le monde se mettait à pleurer en nous apercevant, tandis que les gens étaient tout à fait calmes auparavant.

À gauche de la porte étaient plusieurs paravents, les uns devant les autres, le lit, la petite table, une étagère couverte de fioles de pharmacie et un grand fauteuil dans lequel le docteur sommeillait. À côté du lit, une jeune fille très blonde et d’une beauté remarquable, en mante d’intérieur blanche, les manches un peu retroussées, mettait de la glace sur la tête de maman, que je ne voyais pas d’où j’étais. Cette jeune fille était la « belle Flamande » dont maman parlait dans sa lettre et qui joua par la suite un rôle si important dans notre famille. À notre entrée,