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de moi d’une manière qui m’aurait infiniment flatté si j’avais pu être sensible à quelque chose après le malheur qui m’était arrivé. On aurait dit qu’il voulait à tout prix me remettre en train ; il me faisait des agaceries, me traitait de luron, profitait des instants où les grandes personnes ne nous regardaient pas pour me verser des vins variés, qu’il me forçait à boire. À la fin du souper, quand le maître d’hôtel s’approcha avec une bouteille de Champagne enveloppée dans une serviette et ne m’en versa qu’une goutte, le jeune homme insista pour qu’il remplît la coupe et me la fit boire d’un trait. Je sentis une chaleur agréable dans tout mon corps, mon cœur se remplit de tendresse pour mon gai protecteur et je me mis à rire aux éclats.

Tout à coup la musique joua le « grand-père », et on se leva de table. Ce fut la fin de ma liaison avec le jeune homme. Il alla rejoindre les grands, et moi, n’osant le suivre, j’allai écouter ce que Mme Valakhine disait à sa fille.

« Encore une petite demi-heure, disait Sonia d’un ton persuasif.

— C’est vraiment impossible, mon ange.

— Je t’en prie, fais cela pour moi, insistait-elle d’une voix caressante.

— Est-ce que tu seras contente si je suis malade demain ? demanda Mme Valakhine, et elle eut l’imprudence de sourire.

— Tu veux bien ! nous restons ? cria Sonia en sautant de joie.

— Il faut bien faire ce que tu veux. Allons, va danser… tiens, voilà un cavalier, » dit-elle en me montrant.

Sonia me donna la main et nous courûmes vers la salle.

Le vin que j’avais bu, joint à la présence de Sonia et à sa gaieté, me fit complètement oublier le triste dénouement de la mazurke. J’exécutais les pas les plus comiques. Tantôt j’imitais le cheval et j’allais au petit trot en relevant