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combien j’étais fort en français, il me serait impossible de maintenir la conversation au même diapason. Ce n’était pas encore, de longtemps, notre tour de danser, et le silence avait recommencé. Je la regardais avec inquiétude, désireux de savoir quelle impression je produisais et attendant qu’elle vint à mon secours. « Où avez-vous trouvé ce drôle de gant ? » demanda-t-elle tout à coup, et cette question me causa un plaisir et un soulagement extrêmes. Je lui expliquai que le gant appartenait à Karl Ivanitch et je m’étendis avec une certaine ironie sur la personne de Karl Ivanitch. Je racontai combien il était grotesque quand il ôtait sa calotte rouge ; comment il était tombé un jour de cheval avec sa redingote verte, juste dans une mare, etc. Le quadrille passa comme un éclair. Tout cela était à merveille, mais pourquoi est-ce que je me moquais de Karl Ivanitch ? Aurais-je perdu la bonne opinion de Sonia, si j’avais parlé de lui avec l’affection et le respect qu’il m’inspirait ?

Quand la contredanse fut finie, Sonia me dit « merci » si gentiment, qu’elle n’aurait pas pris un autre ton si elle m’avait dû de la reconnaissance. J’étais dans l’enthousiasme, hors de moi de joie, je ne me reconnaissais pas : où avais-je pris cette hardiesse, cette assurance, cette audace même ? « Rien au monde ne pourrait m’intimider, pensais-je en me promenant avec insouciance dans la salle ; je suis prêt à tout ! »

Serge me proposa de lui faire vis-à-vis. « Bon, lui dis-je ; je n’ai pas de danseuse, mais j’en trouverai une. » Je parcourus la salle d’un regard résolu. Il ne restait plus de danseuse, excepté une grande demoiselle, debout à la porte du salon. Un grand jeune homme s’approchait d’elle, évidemment pour l’inviter ; il n’était plus qu’à deux pas, et j’étais à l’autre bout de la salle. Je glissai gracieusement sur le parquet, je volai, je fus devant elle en un clin d’œil, lui fis une révérence et la priai d’une voix ferme de m’accorder la contredanse. La grande demoiselle sourit