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avec la plus parfaite indifférence en regardant ma main. C’est vrai, nous n’en avons pas ; il faudra demander à grand’mère…… Qu’est-ce qu’elle va dire ? » Et, sans plus y penser, il redescendit en courant.

Le sang-froid avec lequel il traitait une circonstance qui me paraissait si importante me calma. Je me rendis en hâte au salon, oubliant complètement l’affreux gant passé à ma main gauche.

Je m’approchai avec précaution du fauteuil de grand’mère, la tirai légèrement par son mantelet et lui dis tout bas : « Grand’mère ! Comment faire ? nous n’avons pas de gants !

— Quoi, mon ami ?

— Nous n’avons pas de gants, répétai-je en me rapprochant insensiblement et en posant mes deux mains sur le bras du fauteuil.

— Eh bien ! et ça ? dit-elle en me saisissant tout à coup la main gauche. — Voyez, ma chère, continua-t-elle en s’adressant à Mme Valakhine, voyez comme ce jeune homme s’est fait élégant pour danser avec votre fille. »

Grand’mère me tenait vigoureusement et regardait gravement les assistants d’un air interrogateur. Elle ne me lâcha que lorsque la curiosité de tous les invités fut satisfaite et l’éclat de rire général.

J’aurais été profondément mortifié d’être vu par Serge dans cette situation, tout décomposé de honte et faisant de vains efforts pour retirer ma main ; mais je n’éprouvai aucun embarras vis-à-vis de Sonia, qui riait si fort qu’elle en pleurait et que ses boucles dansaient autour de sa petite figure empourprée. Je compris que son rire était trop franc pour être méchant ; au contraire, le fait que nous riions ensemble en nous regardant constituait un rapprochement. L’épisode du gant, qui aurait pu mal tourner, eut l’avantage de me mettre à mon aise avec la société du salon, qui m’avait toujours paru horriblement effrayante. Dans la salle, je n’étais pas le moins du monde intimidé.