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bottes fourrées, à la place de la personne emmitouflée apparut une ravissante fillette d’une douzaine d’années, en robe de mousseline courte et décolletée et en pantalon blanc.

Elle avait de mignons petits souliers noirs et un velours noir à son cou blanc. Sa petite tête était toute frisée, et ses boucles châtaines seyaient si bien à son charmant visage et à ses épaules nues, que Karl Ivanovitch lui-même n’aurait jamais pu me faire croire que ses cheveux frisaient parce qu’ils avaient été toute la journée en papillotes dans des morceaux de la Gazette de Moscou et parce qu’on les avait pressés avec un fer chaud. Pour moi, elle avait dû naître avec cette tête frisée.

Les yeux étaient ce qui frappait dans sa figure. Ils étaient immenses, bombés, très couverts, et leur grandeur formait un contraste singulier, mais agréable, avec la petitesse de la bouche. Les lèvres étaient serrées, et le regard, dont l’expression sérieuse se communiquait à la physionomie tout entière, en faisait un de ces visages de qui l’on n’attend point de sourire et dont le sourire est d’autant plus ensorcelant.

Je me glissai dans la salle en évitant d’attirer l’attention et je jugeai indispensable de me promener de long en large, de l’air d’un homme absorbé qui ne s’aperçoit pas du tout qu’il arrive du monde. Quand les invitées furent à la moitié de la salle, je feignis de sortir tout à coup de ma rêverie, fis la révérence et expliquai que ma grand-mère était dans le salon. Mme Valakhine m’adressa un signe de tête bienveillant. Sa figure me plut beaucoup, parce que je lui trouvai une grande ressemblance avec sa fille Sonia.

Grand’mère parut ravie de voir Sonia. Elle la fit approcher, arrangea une boucle qui s’entêtait à retomber sur son front et dit en la regardant fixement : « Quelle charmante enfant ! » Sonia sourit, rougit et devint si jolie, que je rougis aussi en la regardant.