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« Vieille femme, va ! chiffon ! dit-il en le poussant du pied. On ne peut pas plaisanter avec lui.

— Tu es un méchant ! dit Iline en sanglotant.

— Ah ! on donne des coups de pied et on se plaint ! cria Serge en saisissant le dictionnaire et en le brandissant. Tiens ! attrape ! »

Je regardais avec compassion le pauvre petit, toujours étendu à terre. Il se protégeait la figure avec les mains et pleurait si fort, qu’on aurait dit qu’il allait expirer dans une convulsion.

« Ô Serge ! dis-je, pourquoi as-tu fait cela ?

— Bon !…. Est-ce que j’ai pleuré, moi, quand je me suis presque cassé la jambe ? »

C’est vrai, pensai-je, Grapp n’est qu’un pleurnicheur ; mais Serge, en voilà un qui est brave !.. Est-il brave !

Il ne me vint pas à l’esprit que le pauvre petit pleurait moins de la douleur physique que de l’idée que cinq enfants, vers lesquels il se sentait peut-être attiré, se liguaient, sans aucune espèce de raison, pour le haïr et le persécuter.

Je ne m’explique vraiment pas ma cruauté en cette circonstance. Comment n’ai-je pas été à lui ? Comment ne l’ai-je pas défendu et consolé ? Qu’était devenue la compassion qui me faisait pleurer à chaudes larmes au spectacle d’un jeune choucas tombé de son nid, ou d’un chien nouveau-né qu’on allait jeter, ou d’une poule que le marmiton emportait pour la mettre au pot ?

Ce précieux sentiment était-il étouffé par ma passion pour Serge et par le désir de lui paraître aussi déterminé que lui ? Triste passion et triste désir ! c’est à eux que je dois les seules taches des pages où j’inscris mes souvenirs d’enfance.