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les jours de soleil, et coulait dans son cou. Quand je pense maintenant à Grapp, je me dis que c’était un très bon petit garçon, doux et serviable ; dans ce temps-là, il me faisait l’effet d’un de ces êtres méprisables qui ne méritent même pas qu’on les plaigne et qu’on pense à eux.

Nous étions en train de nous livrer à divers exercices gymnastiques. Iline nous considérait avec un sourire d’admiration timide, et, toutes les fois que nous lui proposions d’essayer de nous imiter, il refusait, en disant qu’il n’avait aucune force. À l’un de ces refus, Serge alla à lui : « Pourquoi est-ce qu’il ne veut rien faire ? Quelle fille !…. Il faut qu’il se tienne sur la tête ! »

Et Serge le saisit par le bras.

« Oui ! oui, sur la tête ! criâmes-nous en entourant Iline, qui eut peur et pâlit.

— Laissez-moi ! vous déchirez ma veste ! » criait la pauvre victime.

Ses cris ne firent que nous exciter davantage. Nous nous tordions de rire. La veste d’Iline craquait sur toutes les coutures. Nous lui mîmes la tête sur un dictionnaire, l’empoignâmes par ses pauvres jambes maigres et le soulevâmes les pieds en l’air.

Il arriva que tout à coup nos rires bruyants s’arrêtèrent. Il se fit dans la chambre un si profond silence, qu’on n’entendait que la respiration oppressée du malheureux Grapp. En cet instant je n’étais plus bien sûr que ce fût très drôle et très amusant. Nous le lâchâmes, il tomba, et tout ce qu’il put dire à travers ses larmes fut : « Pourquoi me tourmentez-vous ? »

Quand nous vîmes cette figure lamentable, bouffie à force de pleurer, ces cheveux en désordre, ces pantalons remontés et découvrant des liges de bottes sales, nous éprouvâmes un certain malaise ; nous nous taisions tous avec des sourires contraints.

Serge, à qui Iline, en se débattant, avait donné un coup de pied dans l’œil, fut le premier à se remettre.