Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de sensibilité nous paraissait enfant. Nous n’avions pas encore traversé les expériences amères qui rendent les grandes personnes prudentes et réservées dans leurs relations, et nous nous privions des joies innocentes des douces amitiés d’enfance, uniquement pour le singulier plaisir de contrefaire les grands.

Je courus au-devant des Ivine jusque dans l’antichambre, je leur dis bonjour et je me précipitai à corps perdu chez grand’mère, à qui j’annonçai leur arrivée du même ton et de la même figure que si cette nouvelle devait rendre grand’mère profondément heureuse. Je les suivis ensuite au salon, sans quitter Serge du regard et sans perdre un de ses mouvements. Lorsque grand’mère fixa sur lui ses yeux perçants, en disant qu’il avait beaucoup grandi, je ressentis le mélange de crainte et d’espoir de l’artiste dont l’œuvre est soumise à un juge respecté, et qui attend son verdict.

Nous allâmes jouer. Serge tomba en courant et se cogna le genou si fort, que je crus qu’il se l’était cassé. Non seulement il ne pleura pas, mais il se remit à jouer comme si de rien n’était. Je ne saurais exprimer l’effet que me produisit cet héroïsme. J’eus bientôt une autre occasion d’admirer encore plus son courage et la fermeté extraordinaire de son caractère.

Iline Grapp était aussi venu jouer avec nous. Iline était fils d’un étranger pauvre, à qui mon grand-père avait jadis rendu service et qui se faisait à présent un devoir de nous envoyer très souvent son fils. S’il se figurait que ce dernier pût retirer honneur ou plaisir de notre connaissance, il se trompait entièrement. Non seulement nous n’étions pas aimables pour le jeune Grapp, mais nous ne nous occupions de lui que pour nous en moquer. Il avait treize ans ; il était grand, maigre, pâle, avec une vilaine figure d’oiseau et une expression débonnaire et humble. Ses vêtements étaient très pauvres, mais il mettait toujours tant de pommade, que nous prétendions qu’elle fondait,