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croupe et se couvrir d’écume. Puis je me mis à regarder de côté les bornes du chemin, les champs ondoyants d’orge mûre, la jachère noire, où l’on apercevait une charrue, un moujik, un cheval et son poulain. Je jetai même un coup d’œil sur le siège, pour savoir quel postillon nous avions, et les larmes n’avaient pas encore séché sur mes joues que ma pensée était loin de ma mère, dont je venais peut-être de me séparer pour toujours. Cependant tous les souvenirs qui me traversaient l’esprit ramenaient ma pensée vers elle. Je me rappelais le champignon que j’avais trouvé la veille dans l’allée de bouleaux ; Lioubotchka et Catherine s’étaient disputées à qui le cueillerait, et elles aussi avaient pleuré en nous disant adieu.

Elles me faisaient peine ! Nathalie Savichna aussi me faisait peine, et l’allée de bouleaux, et Phoca. Jusqu’à l’odieuse Mimi qui me faisait peine ! Tout, tout me faisait peine ! Et pauvre maman ? Mes yeux se remplirent de nouveau de larmes, mais pas pour longtemps.


XI

L’ENFANCE


Enfance, heureuse enfance ! temps heureux, qui ne reviendra jamais ! Comment ne pas l’aimer, comment ne pas en caresser le souvenir ? Ce souvenir rafraîchit et relève mon âme ; il est pour moi la source des meilleures jouissances.

Je me rappelle que lorsque j’étais las de courir, je venais m’asseoir devant la table à thé dans mon petit fauteuil d’enfant, haut perché. Il était déjà tard, j’avais fini depuis longtemps ma tasse de lait sucré et mes yeux se fermaient de sommeil ; mais je ne bougeais pas ; je restais tranquille et j’écoutais. Comment ne pas écouter ?