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Nous étions surtout choqués de ce qu’elle parlait à tout propos, sans aucune retenue, de son amour pour papa. Elle ne mentait pas quand elle disait que sa passion pour son mari était toute sa vie, et elle le prouvait par toute sa conduite : l’insistance et l’absence d’embarras avec lesquelles elle revenait continuellement sur ce sujet n’en étaient pas moins, à notre avis, souverainement déplaisantes, et nous étions encore plus honteux pour elle quand elle parlait de son amour devant les étrangers que quand elle faisait des fautes de français.

Elle aimait son mari plus que tout au monde, et son mari l’aimait, surtout dans les premiers temps et quand il vit qu’elle plaisait à d’autres que lui. Elle n’avait pas d’autre but dans la vie que de gagner l’affection de son mari, et pourtant, par maladresse et faute de tact, on aurait dit qu’elle prenait à tâche de faire tout ce qui pouvait être le plus désagréable, toujours dans le but de lui prouver son amour et son empressement à se sacrifier.

Ainsi, elle aimait la toilette et mon père aimait à voir sa femme élégante et admirée : ma belle-mère crut devoir sacrifier son goût pour la toilette à mon père et prit de plus en plus l’habitude de rester à la maison, en peignoir gris.

Papa, qui avait toujours considéré la liberté mutuelle comme une condition essentielle de la vie de famille, tenait à ce que sa favorite, Lioubotchka, fût sur un pied d’ouverture et d’amitié avec sa jeune belle-mère : ma belle-mère se sacrifia et témoigna à la véritable maîtresse de la maison, comme elle appelait ma sœur, un respect très déplacé, qui blessait profondément papa.

Il passait ses soirées au jeu, et, vers la fin de l’hiver, il perdit beaucoup. Il n’en parla à personne à la maison, car il avait pour principe que les affaires de jeu ne doivent pas intervenir dans la vie de famille. Ma belle-mère se sacrifia, et elle jugea de son devoir, même malade, même enceinte, d’aller en peignoir au-devant de papa, lorsqu’il