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pourquoi je me rappelle très bien l’effet qu’ils me produisaient. Cela ressemblait tout à fait à des souvenirs ; mais des souvenirs de quoi ? Il semble qu’on se rappelle des choses qui n’ont jamais été.

En face de moi était la porte conduisant au cabinet de papa. J’entrevis Iacof qui entrait, suivi de plusieurs individus à grandes barbes et en cafetans. La porte se referma aussitôt sur eux. « Voilà les affaires qui commencent ! » pensai-je. À mes yeux, il n’existait pas dans l’univers entier d’affaires plus importantes que celles qui se traitaient dans le cabinet de papa. J’étais confirmé dans mon idée par la remarque qu’en approchant de la porte les gens se mettaient à parler bas et à marcher sur la pointe du pied. On entendait du salon la voix sonore de papa et l’on sentait l’odeur de son cigare, qui m’avait toujours charmé, je ne sais pourquoi. Tout à coup j’entendis à travers mon demi-sommeil un craquement de souliers bien connu : Karl Ivanovitch se dirigeait vers le cabinet sur la pointe du pied, mais avec un visage sombre et résolu. Il frappa légèrement, on lui ouvrit, et la porte se referma.

« Pourvu qu’il n’arrive pas un malheur ! pensai-je. Karl Ivanovitch est en colère : il est capable de tout. »

Je me rendormis.

Il n’arriva pas de malheur. Au bout d’une heure, je fus réveillé par le même craquement de souliers. Karl Ivanovitch passa en essuyant avec son mouchoir ses joues inondées de larmes et en marmottant des mots inintelligibles. Papa le suivait et entra au salon.

« Sais-tu ce que je viens de décider ? dit-il gaiement en posant sa main sur l’épaule de maman.

— Quoi, mon ami ?

— J’emmène Karl Ivanovitch avec les enfants. Il y a de la place dans la britchka. Les enfants sont habitués à lui, et il a l’air de leur être très attaché. 700 roubles par an ne sont pas une affaire, et puis, au fond, c’est un très bon diable. »