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d’une nouvelle perfection. Si ma liaison avec Dmitri n’a pas eu ce sort, je ne le dois qu’à son attachement entêté et pédantesque, dont la source était dans l’intelligence plutôt que dans le cœur et que je me serais fait trop de scrupules de trahir. En outre, la règle bizarre que nous nous étions imposée de tout nous dire, formait un lien entre nous. Nous avions trop peur, en cas de brouille, de laisser mutuellement au pouvoir de l’autre toutes les vérités morales honteuses que nous nous étions confiées. Il y avait du reste longtemps que nous avions cessé, au point que l’illusion ne fût plus possible pour nous, d’observer la règle en question, ce qui nous embarrassait et nous créait des relations singulières.

Je rencontrais cet hiver-là chez Dmitri, à peu près toutes les fois que j’y allais, un de ses camarades d’Université, nommé Bézobédof, avec qui il travaillait. Bézobédof était un petit homme chétif et grêlé, avec de petites mains couvertes de taches de rousseur et d’immenses cheveux roux pas peignés. Sans éducation, toujours crasseux et déchiré, il n’avait même pas le mérite d’être travailleur. Ses rapports avec Dmitri étaient aussi incompréhensibles pour moi que ceux de Dmitri avec Lioubov Serguéievna. L’unique raison pour laquelle il avait pu le choisir entre tous ses camarades et se lier avec lui était qu’il n’y en avait pas dans toute l’Université qui fût aussi mal tourné. Ce ne pouvait être que pour le plaisir de n’être de l’avis de personne que Dmitri lui témoignait de l’amitié. On sentait dans ses relations avec cet étudiant l’orgueil qui se dit : « Soyez qui vous voulez, je m’en moque ! Vous êtes tous pareils pour moi. J’aime celui-là, donc il est bien. »

Je m’étonnais qu’il ne trouvât pas fatigant d’être continuellement obligé de feindre et que le malheureux Bézobédof put résister à cette situation fausse. Cette liaison me déplaisait fort.

Un soir, j’étais allé chez Dmitri avec l’intention de descendre avec lui au salon et d’écouter lire ou chanter Vareneka.